L’ambassadeur de Tunisie en France nous fait partager sa vision de la transition démocratique en cours, à l’occasion des deux ans de la mort de Mohamed Bouazizi, élément déclencheur de la révolution tunisienne.
OI : Le 17 décembre 2010, il y a deux ans exactement, la mort violente de Mohamed Bouazizi déclenchait une révolte populaire qui aboutit à la chute du président Ben Ali le 14 janvier 2011. Comment expliquez-vous que le printemps arabe se soit déclenché en Tunisie ?
Adel Fekih : Nul ne pouvait préjuger de cette révolution soudaine mais, à bien des égards, le peuple tunisien avait conquis depuis longtemps des droits et des avancées qui lui ont permis de se libérer de ses chaînes et de ses bourreaux Il y a un ancrage historique de la Tunisie dans la tradition réformiste qui remonte à la Constitution de 1861, aux réformes libérales de Kheireddine Parcha voir même à Ibn Khaldoun. Or le despote Ben Ali n’a pu revenir sur ces fondamentaux. Si l’on prend le seul statut de la femme tunisienne, la plus libre du monde arabe, il faut remonter, non pas seulement à Bourguiba, mais au XIXème et au début du XXème siècle pour comprendre cette longue maturation : Tahar Hadad l’explique bien dans un livre remarquable : «Notre femme, la législation islamique et la société ».
A bien des égards, l’histoire de la Tunisie nous enseigne l’ouverture de la Tunisie : nous sommes un brassage de civilisations. C’est dans nos gênes. Nous n’avons jamais été en opposition avec des civilisations, même sous le protectorat français. Et c’est pour cela aussi que, lorsque Habib Bourguiba a conquis l’indépendance et s’est installé au pouvoir, malgré d’autres tentations, il a finalement pris, par nécessité historique, le parti des réformateurs pour adopter le Code du statut personnel et entreprendre d’autres réformes libérales. Car tel est le sens profond de notre histoire. C’est pourquoi aussi je ne crois pas à une dérive islamiste de notre pays : il a fallu quelques jours à peine pour écarter toute mention de la Charia du projet de Constitution actuellement en discussion. La Charia ne sera pas dans la Constitution tunisienne, je ne l’imagine pas.
Du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011, le peuple a dit : « je veux prendre mon destin en main, je n’accepte plus d’être sous la protection de qui que ce soit ». L’ère des protecteurs est terminée : français, puis tunisien avec Bourguiba, puis despote avec Ben Ali. Aujourd’hui, ce qui apparaît comme de l’anarchie à certains, c’est cette volonté du peuple de se prendre en charge et le défi politique d’organiser sur le plan institutionnel les garanties de cette liberté que réclame le peuple à sa façon.
Justement : l’adoption de la Constitution a pris du retard. On l’attendait pour le 23 octobre, un an après les élections de la Constituante en 2011. Quand donc le projet de Constitution sera-t-il adopté et quand le peuple tunisien sera-t-il appelé à voter ?
Cette période pré-démocratique a suscité plusieurs interprétations. D’aucuns voulaient prendre deux ou trois ans, comme le président Marzouki. D’autres voulaient aller au plus vite. Les trois partis au pouvoir ont signé un engagement moral de l’adopter en un an. Sauf que la réalité du terrain s’est imposée. De nouvelles questions ont surgi. La Constituante n’a pas eu seulement à rédiger la Constitution et elle n’a réellement commencé son travail constitutionnel qu’en février dernier. Le premier draft de Constitution est sorti en septembre. Les députés de la Constituante manquent aussi de moyens matériels, ils n’ont pas d’assistants. Bref on a pris un peu de retard. Mais je vais vous dire : que sont quelques mois de retard au regard des décennies que va façonner cette Constitution ? La Tunisie fait face à des questions fondamentales : Charia, régime parlementaire ou présidentiel… Ce retard n’est pas le signe d’une mauvaise volonté. Ceci dit, l’Assemblée Nationale Constituante a fini par voter la semaine dernière le texte fondateur de l’ISIE, l’Instance qui sera chargée d’organiser les prochaines élections. Vous savez que certains [ndrl : Ennahdha] contestent fortement une personnalité comme Kamel Jendoubi qui avait présidé à l’organisation – remarquablement menée – de l’élection du 23 octobre 2011. Les députés libéraux et de l’opposition eux même ne contribuent pas à aider cette Instance en étant absents de certains débats clefs concernant l’ISIE à l’Assemblée. La semaine dernière encore, le quorum n’a pas été atteint faute de participants. Au final, je pense que le projet de Constitution devrait être adopté au printemps au plus tard et des élections se tenir dans la foulée.
Le réalisateur tunisien Elyès Baccar, qui vient d’organiser en Tunisie le premier festival du film des Droits de l’Homme, Human Screen, nous disait que « la Tunisie c’était un corps léthargique que l’on a réveillé avec un électrochoc et à qui on a demandé de faire un 100 mètres et de battre le record mondial ». La communauté internationale comme la population tunisienne ne font-elles pas preuve de trop d’impatience ?
Je pense que les Français, qui ont connu des révolutions, perçoivent très bien ce qui se joue en Tunisie aujourd’hui. A prétendre à une transition trop rapide, je m’inquiéterais. Je le dis souvent : nous sommes encore en pré-démocratie. Ceci dit, je suis confiant car l’institutionnel est sauvegardé en Tunisie. Si demain une crise politique devait se produire, on redonnerait la parole à la Constituante, élue démocratiquement, pour trouver une solution : ce n’est pas à un président, à une armée, à un parti de trouver une issue politique. Tel est notre principal acquis. Et au final, c’est le peuple tunisien qui sera appelé à voter à plus ou moins brève échéance.
La prochaine Constitution ira-t-elle loin et haut dans la constitutionnalisation des standards internationaux de respect des droits de l’homme alors qu’Ennahdha, qui dispose de 40% des députés de la Constituante, est en désaccord avec les autres partis sur certains principes fondamentaux. Ainsi pourquoi la Constitution n’inscrirait-elle pas l’abolition de la peine de mort comme l’ont déjà fait une cinquantaine de pays dans le monde ?
Il y a une réalité politique avec un bloc homogène d’un côté et des forces plus éclatées de l’autre. Tous les pays ont leurs problèmes fondamentaux : comment un pays aussi progressiste que la France peut-il encore hésiter à accorder le droit de vote aux étrangers résidant sur son sol, mesure promise depuis plus de 30 ans ? Je militerai pour l’abolition de la peine de mort et je ne suis pas le seul. Plusieurs partis politiques y œuvrent. Deux députés ont déposé un projet d’article inscrivant l’abolition. Mais il y a un débat interne à la Constituante et Ennahdha y est opposé. La Tunisie ira vers l’abolition de la peine de mort, mais probablement pas à cette étape constitutionnelle.
Quelques questions – impression pour terminer : la Tunisie, qu’est-ce que c’est ?
C’est la modernité dans un ancrage arabo-musulman et conciliateur qui synthétisera la démocratie et l’Islam.
Que pensez-vous de l’attribution du prix Nobel de la paix à l’Union européenne ?
C’est un message fort pour nous car l’avenir de l’Europe se jouera autour du bassin méditerranéen où la paix devra régner sur toutes ses rives.
Europe – Tunisie, cela veut dire quoi pour vous ?
L’Europe et la Tunisie partagent une grande responsabilité civilisationnelle et vont enfin pouvoir travailler d’égal à égal, d’adulte à adulte car les peuples du sud ont pris conscience et ont su trouver les moyens de se prendre en main.
Vous savez, les valeurs de la révolution tunisienne sont très proches de celles de la révolution française. Les sociétés civiles sont maintenant des acteurs de cette dynamique partagée. Le temps est fini où l’on créait d’Etat à Etat une UPM [Union Pour la Méditerranée] avec un Moubarak, un Ben Ali et un président français. Quelle en était au fond la légitimité ? L’esprit des choses a changé : les sociétés civiles, des valeurs de dignité et de liberté, tous ces éléments vont rapprocher la Tunisie de l’Europe.
Propos recueillis par Emma Ghariani et Michel Taube