Patricia Lalonde, chercheuse à l’institut de Prospective et de Sécurité en Europe (IPSE) et responsable de MEWA, une ONG engagée dans la défense des droits des femmes, revient sur le choix récent du président turc Erdogan d’intervenir dans le conflit syrien. Entretien.
Comment percevez-vous la volte-face du président de la République turque, Recep Tayyip Erdogan, qui depuis dix jours, attaque à la fois Daech et le Parti des Travailleurs du Kurdistan (PKK)?
Je ne pense pas qu’il s’agisse d’une volte-face. Le président Erdogan a toujours eu, depuis le début de la guerre en Syrie, une stratégie pour le moins trouble, que ce soit vis-à-vis de Daech ou bien des Kurdes. Il applique dans cette affaire une stratégie du « boutefeu» qui consiste à contrer les Kurdes par tous les moyens.
L’intensification de cette lutte sans merci contre les kurdes s’est déclenchée au moment où ces derniers ont gagné des batailles militaires importantes contre Daech, comme à Kobané ou plus récemment à Tal Abyad au nord de la Syrie.
Plusieurs facteurs expliquent l’attitude du président Erdogan. : tout d’abord, les Kurdes syriens du Parti de l’Union Démocratique (PYD) et leur branche militaire du (YPG) sont les meilleurs alliés des Occidentaux pour combattre l’Etat islamique et le président Erdogan a du mal à supporter cette idée. Il ne faut pas oublier que ce dernier a laissé passer un certain nombre de combattants de Daech qui ont rejoint la Syrie en passant par la frontière turque.
Mais c’est également un enjeu de politique intérieur pour Erdogan : En effet,le Président Erdogan n’a pas supporté, sur le plan politique, les gains qu’ont obtenus les Kurdes, notamment lors des élections législatives de juin dernier. Le Parti Démocratique des Peuples (HDP) a remporté 13% des voix, remettant ainsi en cause la suprématie totale du Parti de la Justice et du Développement (AKP).
Bref, on a le sentiment que le président Erdogan se sert principalement de Daech et du bourbier syrien pour lutter contre le PKK et éviter un gouvernement de coalition.En s’attaquant au PKK, ce sont l’ensemble des forces kurdes que fragilise Erdogan. Et on a le sentiment que la lutte contre Daech n’est nullement sa priorité.
Que pensez-vous de l’attitude de l’OTAN ?
Je n’ai pas compris le silence approbateur des Etats-Unis. En voulant récupérer la base militaire de Incirlik, à l’est de la ville d’Adana près de la côte méditerranéenne, les Américains ont laissé la Turquie bombarder les troupes du PKK. Aujourd’hui les Occidentaux prétendent essayer de faire une distinction entre le PKK, considéré officiellement comme une organisation terroriste, et les autres forces kurdes présentes sur le terrain. C’est une situation qui selon moi est aberrante car les forces du PKK, au même titre que le PYD kurde en Irak, sont les principaux opposants de Daech et ils se battent également pour protéger certaines minorités tel que les Yézidis. Il me semble que c’est un combat absolument prioritaire.
Les frappes de l’armée turque contre le PKK risquent-elles de fragiliser l’alliance qui existe entre la Coalition et les forces kurdes ?
Je ne le crois pas, je pense que les Occidentaux et les autres membres de la Coalition vont se ressaisir. L’OTAN commence d’ailleurs à réagir devant la violence des attaques contre le PKK en Irak. Les Allemands s’inquiètent : il y a une forte minorité kurde en Allemagne. La France aussi se pose des questions et les Américains commencent à regretter d’avoir laissé agir l’armée turque contre les forces kurdes. Cette escalade risque de créer le chaos et se répercuter sur l’Irak ou la Syrie.
Erdogan refuse le scénario d’une coalition entre son gouvernement et le HDP. La Cour suprême turque a lancé une enquête contre le leader du HDP pour faits de terrorisme. Le but d’Erdogan est-il de réduire à néant toutes les forces kurdes, même démocratiques ?
Absolument. Le président Erdogan n’a pas supporté de voir le HDP remporter 80 sièges au Parlement. Précisons également que le programme et l’idéologie du HDP sont tout à fait opposés au projet de société de l’AKP, le parti d’Erdogan, qui est, rappelons-le, un parti islamo-conservateur. Le HDP défend par exemple fermement l’égalité entre les femmes et les hommes.. Je précise que des femmes combattent en Syrie dans les rangs des Unités de Protection des Peuples (YPG) – la branche armée du PYD – contre Daech.
Y-a-t-il des voix turques qui s’opposent à la politique d’Erdogan vis à vis des Kurdes ?
Les opposants à la politique d’Erdogan restent bâillonnés à l’heure actuelle. Le chef du HDP, Selahattin Demirtas, est en contrôle judiciaire, son adjointe également, 8 partis politiques kurdes ont été interdits et près de 800 personnes suspectées d’être des militants du PKK ont été arrêtées par les forces du gouvernement.Il y a une importante répression.. Au sein de l’AKP, on n’entend pas de voix discordantes. Bref, la majorité des responsables politiques de l’AKP sont derrière le président turc et son premier ministre pour lutter contre ce qu’ils appellent « leurs terroristes ». La lutte contre Daech passe en second plan.
Propos recueillis par Jean Darrason