En mai dernier, l’ancien patron d’EDF Marcel Boiteux reconnaissait sans complexe dans un documentaire que l’entreprise avait déversé en parfaite connaissance de cause du plutonium dans la Loire pendant 5 ans, suite au grave incident d’une centrale nucléaire à Saint-Laurent-les-eaux en 1980. C’est face à cette impunité quasiment totale de certains décideurs, cette absence de prise en compte consciente voir assumée des enjeux environnementaux qu’est né le mouvement visant à la reconnaissance légale du crime d’ « écocide », c’est-à-dire du crime commis à l’encontre de l’environnement. Mais de quoi parle-t-on alors exactement ? S’agit-il de trainer en justice tous les petits ou grands pollueurs ?
Grandes catastrophes pétrolières comme celle d’Erika en 1999 au large des côtes bretonnes ou de BP en 2010 dans le Golfe du Mexique, accidents nucléaires comme celui de Fukushima au Japon en 2011… C’est pour faire face à ces violences touchant non pas à un territoire ou à une population en particulier mais des écosystèmes globaux que s’est constitué le mouvement « End Ecocide on Earth »– arrêtons l’écocide sur terre. Formé d’abord à l’échelle européenne, il poursuit depuis trois ans cet objectif ambitieux : inscrire l’écocide parmi les grands crimes internationaux sous la juridiction de la Cour pénale internationale (CPI) de la Haye, au côté du crime de guerre, du crime contre l’humanité, ou du génocide. Suite à l’échec de l’ « initiative citoyenne européenne » lancée par le mouvement en 2012, ses activistes ont poursuivi leurs efforts en faisant signer une pétition mais surtout en préparant cet été une proposition de 17 amendements au Statut de Rome (qui définit les règles de fonctionnement de la CPI), précisant les modalités d’après lesquelles ce crime serait reconnu et jugé.
Pour qu’elle aboutisse, l’initiative doit être portée par au moins l’un des Etats parties au Statut de Rome : il s’agit donc de convaincre les citoyens mais surtout les dirigeants des insuffisances du droit pénal international en la matière en l’état actuel, du lien direct entre respect de l’environnement et droits humains. Selon la juriste spécialiste des droits de l’Homme Valérie Cabanes, auteur d’un chapitre de l’ouvrage collectif « crime climatique, stop ! » et l’un des principaux leaders d’End Ecocide on Earth, ce sont surtout les Etats d’Amérique latine comme l’Equateur, pionniers sur la question de la levée de l’impunité des multinationales, ou les premières victimes du dérèglement climatique comme les Etats insulaires du Pacifique qui sont les plus susceptibles de soutenir l’initiative. En attendant la reconnaissance internationale, le mouvement aspire également à ce que les Etats intègrent le crime d’écocide dans leur législation nationale comme c’est jusqu’à présent le cas dans dix pays : le Vietnam et neuf Etats d’ex-URSS (la Russie, la Biélorussie, le Kyrgyzstan, l’Arménie, l’Ukraine, la Géorgie, le Kazakhstan, la Moldavie, le Tadjikistan). Le projet est aussi en débat en Angola.
Pas de changement sans responsabilisation
La question fondamentale est celle de la responsabilisation des grands décideurs, à laquelle d’autres associations comme SHERPA aspirent également : l’association engagée pour la défense des victimes de crimes économiques, que ceux-ci portent atteinte aux droits humains ou à l’environnement, a notamment tenté de promouvoir une loi relative au devoir de vigilance des sociétés mères. Celle-ci a été rejetée au Sénat le 19 novembre.
En 2012, en France, la Cour de cassation a ainsi condamné Total à une amende de 375.000 euros pour délit de pollution et au paiement de 171 millions de dommages et intérêts aux parties civiles suite à l’affaire du naufrage de l’Erika. Une somme ridicule pour Valérie Cabanes, comparée au chiffre d’affaires de 12 milliards d’euros de l’entreprise pour la même année. Pour changer réellement les pratiques, il faut, selon cette dernière, être en état de poursuivre les acteurs responsables de telles prises de risques environnementaux en tant que personnes physiques, qu’il s’agisse de chefs d’Etats, d’entreprises ou d’organismes partenaires, pas seulement en tant qu’ « entités morales », comme sociétés… Et ce, sans avoir à établir une improuvable « intention de nuire ».
Aux Pays-Bas a eu lieu en juin ce qui pourrait être considéré un jour comme un précédent historique dans le devenir de la justice climatique : des juges ont condamné l’Etat à réduire ses émissions de gaz à effet de serre, celui-ci ne s’étant pas engagé à respecter les normes du Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) en la matière pour les pays industrialisés. Le tribunal a ainsi donné raison à 886 citoyens qui avaient demandé au tribunal de définir le réchauffement climatique de plus de deux degrés comme une « violation des droits humains ». Mais le plus extraordinaire dans la décision des juges consiste surtout dans le fait d’avoir considéré pour la première fois dans l’Histoire que, bien que le réchauffement climatique constitue un phénomène global dépassant une juridiction nationale, un Etat pouvait également être condamné au nom de son devoir à protéger sa population et son environnement. Aujourd’hui, près de 800 plaintes ont été déposées aux Etats-Unis[1] et 300 dans le monde[2]. Avec les juristes de l’association Notre affaire à tous, Valérie Cabanes réfléchit en ce moment à une stratégie d’attaque pour la France.
Poser un cadre pénal plus précis quant aux responsabilités de chacun permettrait également peut-être de mieux appréhender les « injustices climatiques », et de doter de moyens d’actions concrets leurs victimes. Certains Etats insulaires du Pacifique menacés de disparaître sous la mer à cause du dérèglement climatique affirmaient en juin 2015 dans la Déclaration du peuple pour une justice climatique leur résolution à ne pas voir leur destin dicté par quelques gros pollueurs : « en tant que personnes qui sont le plus évidemment vulnérables face aux impacts du changement climatique, nous ne laisserons pas les gros pollueurs décider de notre sort. (…) Nos droits et notre capacité à survivre ne doivent pas être dictés par la dépendance persistante à la combustion d’énergies fossiles. » On imagine que l’impact de la Déclaration pourrait être tout autre si les revendications du mouvement pour la reconnaissance de l’écocide venaient à être entendues…
La mobilisation prend de l’ampleur
La reconnaissance juridique du crime climatique à laquelle aspire le mouvement End Ecocide on Earth est tout sauf simplement symbolique. Dans la proposition d’amendements au Statut de Rome ont été définies les différentes peines susceptibles d’encourir les criminels reconnus coupables d’écocide selon la gravité de la situation : dans des cas extrêmes, l’écocide pourrait faire passer certains décideurs par la case prison… Mais le cadre juridique dessiné par les membres d’End Ecocide on Earth n’est pas tant punitif que préventif. Pour la juriste, il s’agit avant tout de faire appliquer le « principe de précaution » à l’échelle planétaire, de façon à doter les juges de la CPI du pouvoir de suspendre certains grands projets industriels menaçant la sûreté de la planète ou de dissoudre certaines grandes entreprises lorsque le danger de leurs pratiques est avéré.
En pleine COP21, le mouvement prend de l’ampleur : la pétition a pour le moment convaincu plus de 200.000 signataires en Europe, dont environ 70.000 en France, aujourd’hui leader sur la question. Corinne Lepage a évoqué la proposition d’End Ecocide on Earth dans le rapport en annexe du projet de Déclaration des droits de l’humanité qu’elle a été chargée par François Hollande de rédiger, parmi les initiatives juridiques contraignantes et innovantes qu’elle soutenait.
Le maire de la Haye aux Pays Bas a réclamé, lors d’un colloque international sur la sécurité planétaire, la reconnaissance du crime d’écocide, de même que la député socialiste Delphine Batho à l’Assemblée nationale française… Allant dans le même sens, François Hollande a réclamé le 9 novembre la création d’un « Conseil de sécurité environnemental », visant à faire respecter les engagements des pays contre le réchauffement planétaire, affirmant notamment que la prochaine étape sera celle d’une « organisation de droit ». Enfin, fin novembre, le président de l’Equateur Rafael Correa a proposé la création d’une Cour internationale de Justice environnementale. La revendication dépasse ainsi lentement les cercles de l’écologie, et pourrait gagner encore en crédibilité au lendemain de la COP21 et de l’affaire Volkswagen : avec « Notre affaire à tous », Valérie Cabanes réfléchit en ce moment aux moyens de venir en aide aux associations de consommateurs qui entendent porter plainte contre la multinationale, et cette fois-ci, elle ne sera certainement pas la seule à vouloir attaquer le géant en justice…
Sources:
[1] http://www.arnoldporter.com/resources/documents/ClimateChangeLitigationChart.pdf
[2] http://web.law.columbia.edu/sites/default/files/microsites/climate-change/files/_non-u.s._litigation_chart_nov_2015_update.pdf