A l’occasion d’une récente conférence au Centre international de culture populaire, à Paris, l’avocate colombienne Yenly Angélica Méndez Blanco et le conseiller du mouvement paysan colombien Darío Fajardo Montaña sont revenus sur le rôle prépondérant de la question agraire dans le processus de paix en Colombie.
Depuis près de trois ans, le gouvernement du président Santos s’est engagé dans une série de négociations avec la guérilla des FARC (Forces Armées Révolutionnaires de Colombie) en vue d’un processus de paix censé aboutir à la signature d’un accord général de paix à La Havane au plus tard le 23 mars 2016. Cet accord en cinq points comprend ainsi la politique de développement rurale, la participation politique, la fin du conflit, les drogues illicites et enfin les victimes.
« L’Etat colombien n’a pas rempli sa mission de créer des zones de réserves paysannes »
Le problème agraire est un thème central dans les discussions pour le processus de paix qui ont lieu depuis près de trois ans à La Havane. Pour l’avocate Yenly Mendez, la lutte pour la paix en Colombie passe par une nécessaire réforme agraire. Des mouvements et associations de paysans se sont formés ces dernières années dans le pays pour la reconnaissance des droits des paysans et leur accès à la terre. « Cette reconnaissance juridique doit se faire par le gouvernement colombien » plaide-t-elle.
Car la lutte paysanne n’est ni plus ni moins qu’une lutte sociale pour plus de justice et de liberté en faveur des petits propriétaires terriens. « Ce combat pour la terre est une initiative qui est reconnue par la loi mais dans les faits, l’Etat colombien n’a pas rempli sa mission de créer des zones de réserves paysannes » renchérit-elle. Pire encore : les paysans se retrouvent des victimes directes de ce conflit armé : violations de leurs droits, de leurs libertés, déplacements forcés sont peu à peu devenus choses communes.
En rappelant l’historique du conflit armé depuis ses prémices dans les années 20 jusqu’à aujourd’hui, Darío Fajardo Montaña considère qu’il existe « une trop forte concentration de la terre entre peu de mains » et que cela tire ses origines dans la construction même de l’Etat colombien et de l’époque coloniale. En effet, ce dernier a fait le choix de privilégier les grandes multinationales nord-américaines aux visées extractivistes ou agricoles (via l’exploitation fruitière), en intimidant et violentant les paysans et autochtones qui refusaient de laisser l’exploitation de leurs terres à ces mastodontes économiques. Conséquence directe : l’accès restreint des paysans à la terre. « Deux modèles de société se sont alors confrontés : l’autoritarisme et l’égalité sociale, avec l’émergence des classes moyennes. L’Etat colombien a choisi le premier modèle. Il a alors fait savoir qu’il fallait prouver, avec des titres de propriété, qui était propriétaire de la terre, ce qui est allé en fait dans le sens des haciendas et des grands propriétaires terriens », précise-t-il.
Les paysans, privés de leurs terres par ces grandes entreprises, ont donc rejoint les groupes de guérillas, entraînant par là-même des déplacements de populations. Contre leur gré et n’ayant guère d’autre choix, ils se sont vus contraints de quitter leurs terres. Actuellement, on estime à environ six millions le nombre de déplacés internes en Colombie.
Les Zones de Réserves Paysannes (ZRP), un instrument de pacification
Pour lutter contre ce fléau des déplacements forcés et défendre les droits des paysans sur leurs terres, des associations et organisations se sont créées. L’association Paysanne de la Vallée du Fleuve Cimitarra (ACVC) est l’une d’entre elles. Son objectif? Défendre les droits de l’homme, oeuvrer en faveur de la redistribution des terres et améliorer la vie des paysans. Son combat a déjà porté, en partie, ses fruits : en 2010, elle est lauréate du prix national de paix et fait actuellement partie d’une Zone de Réserve Paysanne (Zona de Reserva Campesina, en espagnol) reconnue par le gouvernement colombien.
Les ZRP trouvent leurs origines dans la loi 160 de 1994, qui vise officiellement l’aménagement du territoire via la réglementation des zones agricoles. Ce sont des espaces gérés en majorité par des paysans qui décident de la gestion de la terre et d’un plan de développement durable associé à celle-ci, dans le but d’éviter la trop forte concentration de la terre entre peu de mains, et ainsi contribuer à formaliser la propriété terrienne et à endiguer le déplacement forcé des populations.
A l’heure actuelle, il existe six zones de réserves paysannes en Colombie. Elles sont surtout situées dans le département de Cauca, au sud-ouest du pays, mais aussi près de Bogotá, la capitale. Certaines sont privées, uniquement destinées à produire suffisamment de nourriture pour la famille ou communauté qui y vit et d’autres sont collectives. « Ces dernières peuvent avoir également une vocation environnementale forte puisque les paysans s’engagent à protéger la biodiversité de certains endroits sensibles », ajoute Yenly Méndez.
Aujourd’hui, plus de 70 organisations paysannes aspirent à devenir des ZRP mais le chemin semble encore long avant l’aboutissement positif de leurs demandes. Dans l’accord de paix préliminaire, prévu dans le cadre des négociations à La Havane, l’avocate explique que le processus de paix est « devant un point de blocage face à l’engagement du gouvernement de créer des zones de réserves paysannes » puisque l’Etat refuse de créer des ZRP et donc de faire respecter la loi.
Les ZRP, fruit du travail d’organisations paysannes, sont pourtant un des instruments efficaces de pacification du pays. « Les paysans colombiens sont une force sociale importante dans la Colombie actuelle. Ils ont un rôle à jouer dans le chemin vers la paix politique et sociale du pays dans la mesure où le mouvement paysan est un modèle d’ordre pour le pays. Il véhicule un idéal de société démocratique et durable » expose Darío Fajardo Montaña. L’Etat colombien devra donc, entre autres, prendre en compte les différents territoires mais aussi la question agraire, fortement liée à ces derniers, dans la mise en œuvre du processus de paix.
Marion Disdier avec Claire Plisson