Le coup de tonnerre était attendu et il n’a pas déçu : samedi 7 mai, lors des élections législatives de Singapour, les partis d’opposition ont fait une percée historique avec 40 % des suffrages. Le Parti d’action populaire, aux manettes dans la cité-État depuis cinquante ans, n’enregistre « que » 60 % des voix, un score historiquement bas. Il ne faut pas s’y tromper : c’est bien une cuisante défaite pour les dirigeants au pouvoir. Mais ce résultat, au-delà du mini-séisme qu’il représente, est surtout un camouflet retentissant contre Lee Kuan Yew, 87 ans, père de la nation singapourienne, et dont l’influence est encore omniprésente dans la politique actuelle de l’île.
La route vers le pouvoir
L’histoire de ce fils d’immigré chinois du Guangdong se confond avec celle de son pays, dont il a su habilement imposer l’indépendance. Il crée le Parti d’action populaire (le PAP) à l’aube des années 50. A sa fondation, le mouvement se réclame d’influence socialiste, et Lee Kuan Yew n’hésitera pas à faire alliance avec les mouvements communistes de ce qui était encore une colonie anglaise, avant ensuite de s’en séparer, et de se positionner sur une ligne beaucoup plus pragmatique. Lee Kuan Yew accède aux plus hautes fonctions en 1959 en devenant le Premier ministre de la province de Singapour. Un poste à la tête de l’exécutif qu’il ne lâchera pas jusqu’en… 1990. Chaud partisan de l’indépendance vis-à-vis de la couronne britannique, il se positionne pour le rattachement de Singapour avec la Malaisie qui se produit en 1963, permettant le détachement vis-à-vis du Royaume-Uni. Puis, devant les difficultés de cohabitation entre la Malaisie et sa province singapourienne, l’île prend finalement son indépendance de manière définitive en 1965. Lee Kuan Yew traverse ces changements de statuts en se faisant reconduire à son poste, et devient donc la même année le Premier ministre d’un état nouvellement indépendant sur la scène internationale. Singapour, qui n’est encore qu’une poussière de l’ex-empire colonial britannique, et qui est clairement un pays du tiers-monde, va alors commencer son expansion économique fulgurante.
Cap sur le « tout-économique »
Voulant créer « la Suisse de l’Asie », Lee Kuan Yew va alors lancer Singapour sur une rampe de développement très simple : priorité absolue à l’expansion économique, neutralité absolue sur le plan diplomatique. Le tout dans un pays qu’il veut à la fois ouvert à l’immigration, mais sérieusement verrouillé côté libertés publiques. Lee Kuan Yew, partisan inconditionnel de la peine de mort, et d’une répression sévère au niveau pénal, fait de Singapour un pays multiethnique, à la population très bien formée, aux chiffres économiques affolant les compteurs, et où la contestation est quasi inexistante. Les résultats sont là, et la cité-État se développe très rapidement, devenant ce que l’on appellera par la suite l’un des quatre « dragons asiatiques ». La croissance flirte fréquemment avec les deux chiffres, et le pays accueille chaque année des dizaines de milliers de migrants, parfois très qualifiés, ce qui permet de garder une population relativement jeune, dans un pays qui a par ailleurs l’un des taux de fécondité les plus bas de la planète (1,16 enfants par femme). C’est l’ensemble de la population qui est poussé à la production et au travail à outrance. Le développement démocratique, lui, peut bien attendre…
En 1990, pour assurer le « renouvellement » de sa classe politique, Lee Kuan Yew se retire de son poste de Premier ministre. Son successeur, Goh Chok Tong, le nomme immédiatement « Senior Minister », une fonction crée pour lui, et qui lui permet d’exercer encore son influence sur le gouvernement. Son rôle dans l’ombre ne cesse de s’accroître, et culmine en 2004, lorsque son propre fils, Lee Hsien Loong, accède au poste de Premier ministre, et le nomme « Minister Mentor », lui donnant ainsi une place de poids au sein du gouvernement. Mais le népotisme de Lee Kuan Yew, qui fait l’objet d’un tabou sévère à Singapour, ne s’arrête pas à son seul fils, puisque une bonne partie de sa famille, via un complexe système d’holdings, contrôle certains secteurs clefs du pays (télécom, aéronautique, finance, recherche…) Impossible pour la presse de dénoncer cet état de fait sous peine de sévères mesures de rétorsion. Reporter Sans Frontières a d’ailleurs décerné à Singapour une piteuse 136ème place dans son classement 2010 de la liberté de la presse, de très loin la plus mauvaise position pour un pays « développé ».
Fin de partie pour Lee ?
Les résultats des dernières élections ont donc exprimé un ras-le-bol relatif des Singapouriens envers le « système Lee », malgré des résultats économiques spectaculaires (on attend de 4 à 6 % de croissance pour 2011, après un bond incroyable de 14,5 % en 2010). Derrière des revendications de façade (accroissement des inégalités, hausse de l’immobilier, engorgement des transports) les partis d’opposition, avec en-tête le Parti des travailleurs, portent les aspirations des jeunes générations pour plus de démocratie, et réclament des politiques pas seulement axées sur le développement économique. Les caciques du PAP ont souvent paru déconnectés des souhaits de la population et des problèmes de la vie quotidienne, soulignant un déficit énorme de compréhension mutuelle. Les opposants, au contraire, ont su utiliser au mieux les réseaux sociaux et la consultation directe auprès des citoyens. Malgré ce très bon score aux élections, le système représentatif de Singapour donne une très forte « prime » au parti qui obtient la majorité ; l’opposition, malgré ses 40 %, ne décroche que 6 des 87 sièges du Parlement. Lee Kuan Yew a lui-même été réélu député sans combattre, l’opposition ayant renoncé à présenter un candidat dans sa circonscription. Mais la claque a marqué profondément le PAP dont, petit à petit, la toute-puissance s’érode. Pour essayer de répondre aux attentes des électeurs, Lee Kuan Yew a finalement démissionné de son poste de « Minister Mentor » le 14 mai 2011. C’est la première fois depuis 52 ans qu’il n’occupera plus de poste au sein du gouvernement. À presque 88 ans, celui que ses opposants surnomment « le banier » (du nom d’un arbre à l’ombre duquel rien ne peut pousser) semble bien amorcer son déclin définitif. Une révolution après une éternité.
Damien Durand
SR : Camille Dumas et Noémi Carrique