Le rapport est en majeure partie le fruit d’une enquête menée entre le 30 janvier et le 3 mars par sept délégués d’Amnesty International envoyés sur place. Il est le résultat de la compilation de dizaines d’interviews de victimes torturées, menacées, incarcérées, ou de témoins et de proches des disparus ou tués durant la révolution du 25 janvier. Les délégués ont également visité les hôpitaux, les centres de soins provisoires dressés près des points stratégiques, les prisons et les morgues, collectant les témoignages des experts médicaux. Le rapport ne prétend pas fournir une liste exhaustive des abus commis durant la période de l’enquête ; ce serait bien trop long, et il est probable que certains faits restent à jamais dans l’ombre. On y retrouve plutôt les cas les plus emblématiques des excès du gouvernement, détaillés et expliqués avec précision et objectivité.
Notons que ce travail ne se sera pas fait sans peine ; deux des sept délégués ont été arrêtés et incarcérés durant 36 heures, dans des conditions exécrables, sans qu’à ce jour le gouvernement n’ait fourni la moindre justification ou explication.
Rappel des faits : une révolution qui a bouleversé toute l’Egypte, au prix de nombreux débordements.
Si les caméras auront attendu le 25 janvier pour se braquer sur l’Egypte et les protestations de sa jeunesse, le mécontentement existait depuis plusieurs années, comme le signale le rapport en replaçant les événements dans leur continuité historique. Le peuple égyptien n’aura pas attendu « le vendredi de la colère » pour signifier, par exemple, son soutien au peuple palestinien de la deuxième Intifada de 2002. Lorsque Moubarak renforce en 2005 un état d’urgence proclamé vingt-cinq ans plus tôt, et ce malgré sa promesse de l’abolir, il voit les rues du Caire s’emplir d’une foule qui ne croit pas aux prétextes de « lutte contre la menace terroriste ». Enfin, lorsque Khaled Mohammed Saïd, 29 ans, est traîné en pleine rue puis roué de coups à mort par les forces de police le 6 juin 2010, Alexandrie et le Caire résonnent plusieurs jours durant du slogan « Nous sommes tous Khaled », cri de ralliement des jeunes manifestants. Les excès des forces de l’ordre n’ont, eux non plus, rien de nouveau. Les élections législatives de novembre 2010, jugées peu démocratiques et très largement frauduleuses, déclenchèrent des manifestations qui se conclurent par une répression sans merci des médias, assortie de vagues d’arrestation dans toute l’Egypte. Ces événements laissèrent aux Egyptiens un goût amer et un profond ressentiment.
La révolution n’est donc pas née du néant. Elle est principalement issue d’un chômage et d’une pauvreté endémiques, qui supportent mal la comparaison avec les sommes faramineuses qui circulent entre les élites de la nation ainsi que les millions de dollars détournés les membres et les amis de la famille Moubarak. Bien que la croissance de l’Egypte soit stable depuis les années 80, le prix de la nourriture grimpe constamment – déclenchant à l’occasion des émeutes – et les logements précaires se multiplient. Mais le déclencheur réel de ces manifestations réside surtout dans les violations répétées des droits de l’homme, principalement par les forces de l’ordre à qui l’état d’urgence donne un pouvoir grandissant.
C’est donc une population excédée par la conduite d’un gouvernement violent et corrompu qui décide, le 25 janvier, de se rassembler pour « le vendredi de la colère ».
« Killings, detentions and torture in the 25 January Revolution”: un titre malheureusement bien trouvé
La torture et les arrestations arbitraires ne sont guère des pratiques nouvelles pour les forces de sécurité de Moubarak. A partir du 25 février, les vagues d’arrestation se poursuivent dans toute l’Egypte, accompagnées de la coupure de tous les moyens de communication – internet ou téléphone – qui pourraient synchroniser les manifestations. Les cibles ? Opposants, journalistes, animateurs de blogs ou de sites peu élogieux vis-à-vis du gouvernement, défenseurs des droits de l’homme, et souvent, médecins engagés dans les soins des manifestants blessés. A cela s’ajoute les accusations, portées par les médias nationaux tenus par Moubarak, d’espionnage et d’agressions commandités par des forces étrangères, Iran et Israël en tête.
Amnesty International révèle les détails des conditions de ces arrestations ; les victimes sont tenues au secret, et ignorent pourquoi on les arrête, qui les arrête, et où elles seront transférées. Elles n’ont aucun moyen de prévenir leurs proches. Une fois aux mains des forces de sécurité – qui sont tantôt des militaires, tantôt des policiers, majoritairement membres du Service d’Enquête pour la Sécurité de l’Etat, les victimes sont fréquemment torturées. Le corps maintenu dans des postions inconfortables, les yeux bandés et les mains menottées pendant parfois plusieurs jours, ou encore des coups de câble, de barre de fer, de bâton, mêlés à la gégène et l’immersion de la tête dans l’eau, assortis d’insultes, d’humiliations à caractère parfois sexuel, et de menaces de viol ou de mort. Le rapport relève – entre autres – le cas de Wael Ghoneim, animateur Facebook d’une page trop critique, arrêté le 28 juillet, maintenu au secret en détention et maltraité durant 12 jours, et libéré par la pression des ONG averties de sa disparition. Le cas de Walid Hassani et d’Arabi Abdel Ali est lui aussi parlant, puisqu’ils furent tous deux maintenus menottés sans nourriture et sans eau, debout, sans accès aux soins, avant d’être libérés.
Comme le mentionne le rapport d’Amnesty International, l’Egypte a pourtant des lois interdisant la torture. Mais la définition de la torture n’y est pas celle que l’on trouve dans le texte qui fait office de loi pour le droit international, à savoir la Convention contre la Torture et autres peines ou traitement cruels et inhumains, datant de 1984. Celle-ci n’est pas respectée par les forces de sécurité de Moubarak qui la contournent judiciairement ou, parfois, l’ignorent totalement et en toute impunité. Amnesty International souligne donc la nécessité de mesures immédiates pour l’éradication totale du système de torture égyptien, bien que les menaces sur les victimes et les témoins éventuels continuent aujourd’hui de rendre ce travail difficile.
Le 3 février : paroxysme de la répression égyptienne
En début d’après-midi, un groupe de soldats fait irruption dans le Hosni Moubaral Law Centre, quartier général des opposants à la tête de la manifestation. Des coups de feu sont tirés au plafond, et tout le monde est sommé de s’asseoir au sol. Ce jour là sont présents plusieurs figures de l’opposition (Mustafa al-Hassan, Mohsen Beshir…), des journalistes étrangers, un des délégués d’Amnesty International envoyé en Egypte pour la réalisation du rapport, Said Haddadi, et enfin, Daniel Williams, membre de Human Rights Watch. Ils sont menottés, leurs yeux sont bandés, puis ils sont transférés dans un camp militaire, échappant de peu à un lynchage par les pro-Moubarak. Ils sont enfermés sans pouvoir donner de nouvelles à leurs familles, puis libérés le lendemain pour la plupart, ou dans les jours qui suivent.
Beaucoup d’autres manifestants sont arrêtés et torturés. Un jeune homme de 18 ans que la peur de représailles pousse à rester anonyme raconte avoir été battu, plongé dans l’eau et soumis à des chocs électriques, s’entendant dire qu’il devait avouer son travail d’espionnage à la solde de l’Iran ou d’Israël. Issa Gbr Ismail et Mohamed Mohamed el-Sayed ont fait quant à eux partie d’un groupe de 17 personnes arrêtées puis transférées dans un camp militaire dont, même aujourd’hui, ils ne connaissent ni le nom, ni le lieu. Ils sont battus à coup de câble, et interrogés par un procureur militaire, qui leur fait signer un papier qu’ils n’ont pas le droit de lire. On leur annonce que leur procès est fixé au 1er février, devant un tribunal militaire. Mais le 11 février, Moubarak tombe. Ils sont jetés sur une route déserte liant le Caire à Suez.
18 jours de Révolution : un usage excessif de la violence contre les manifestants.
Alors que le Ministère égyptien de la santé annonce 846 morts, beaucoup d’organismes internationaux et d’opposants à l’ancien régime estiment que le chiffre réel est bien supérieur. En descendant dans la rue, le peuple égyptien a dû faire face à un régime qui utilisait tout son arsenal disponible pour se maintenir en place.
Les forces de sécurité n’hésitent pas à utiliser des gaz lacrymogènes, comme le montre l’exemple de Rahma Ahmed, touchée au crâne alors même qu’elle rejoignait une marche pacifiste vers la place Tahrir, accompagnée de sa petite sœur. Elle décède quelques heures plus tard à l’hôpital. Balles en caoutchouc, balles réelles, véhicules blindés… Le plus choquant est de constater que de nombreuses personnes qui ne manifestaient pas ont été abattues. Motaz el-Sayed Ahmed est ainsi tué en pleine rue par des tireurs embusqués cachés dans le bâtiment du Ministère de l’intérieur, sans aucun tir de sommation. De la même façon, Ahmed Mustafa Thabet, 18 ans, est atteint d’une balle mortelle dans le cou alors qu’il se dirige vers la Mecque d’Am Manshiya.
Le rapport d’Amnesty International détaille longuement le déroulement de ces 18 jours de révolution dans chacune des régions stratégiques d’Egypte (Le Caire, gouvernorat de Beni Suef, Alexandrie…) et dépeint le climat d’extraordinaire violence qui a régné avec les exemples de quelques dizaines de manifestants blessés ou morts dans les manifestations.
Les conditions de détention en Egypte : des maltraitances mais aussi des dizaines de morts
Les manifestations n’agitent pas seulement les rues des villes égyptiennes, mais aussi ses prisons. D’une manière ou d’une autre, les détenus finissent par avoir vent de la révolution en cours, et commencent à leur tour à s’agiter. La répression est violente. Si l’article 87 de la loi internationale des prisons autorise l’usage d’arme à feu, c’est uniquement en cas d’extrême urgence. Or, les chiffres rapportés par Amnesty sont évocateurs : pour quatre morts du côté des forces de sécurité carcérale, on compte 183 prisonniers tués.
Les émeutes carcérales ont présenté plusieurs cas de figure. La prison d’Abu Zaabal, par exemple, a été la cible d’une attaque armée en règle. Des hommes, pas encore identifiés, ont échangé des coups de feu avec les forces de sécurité et détruit le portail d’entrée de la prison avec un bulldozer. Des prisonniers ont été abattus alors qu’ils s’évadaient. En revanche, les faits qui se sont déroulés dans la prison d’El-Quatta el-Gedid sont plus inquiétants. Bien qu’il n’y ait eu aucune évasion, on dénombre 66 morts. Les témoignages des prisonniers rapportent clairement que les forces de sécurités ont ouvert le feu abusivement et à balles réelles sur des personnes qui ne représentaient pas de réelle menace.
Les recommandations d’Amnesty International
La première nécessité est tout d’abord d’établir clairement la vérité sur les faits qui ont eu lieu entre le 25 janvier et le 9 février en Egypte et de « se concentrer plus précisément sur les pratiques non légitimes ». C’est à cette fin qu’a été créée la commission d’enquête sur la révolution du 25 janvier, dirigée par Adel Qwara, ancien président de la Cour de Cassation. La commission a déjà ordonné à toutes les autorités de collaborer avec les responsables de cette enquête. La création de cette commission est saluée par Amnesty, qui toutefois déplore plusieurs insuffisances, comme par exemple l’absence de poursuites envers ceux qui refuseraient de collaborer, ou la légèreté des faits relevés.
La seconde priorité est de rendre justice aux victimes de ces abus. Nombre de plaintes ont été déposées par des victimes directes ou par des proches de manifestants tués. Le Procureur a parfois autorisé des exhumations, afin de définir les circonstances des décès, même si ces autorisations sont inégalement réparties. Mais plusieurs points positifs sont à signaler : la Procureur Publique a lancé un mandat d’arrêt contre l’ancien Ministre de l’intérieur, Habib el-Adly, ainsi que contre les anciens dirigeants du Service d’Enquête pour la Sécurité de l’Etat et des Forces de Sécurité Centrale. D’autres responsables policiers ont été sommés de répondre de l’usage létal de la force sur des manifestants pacifiques. Amnesty recommande toutefois de mener une action impartiale et constante, et signale que de nombreuses victimes ne sont pas engagées dans ce processus de justice, parfois par peur des représailles.
Des compensations ont été distribuées aux familles des victimes décédées, mais le rapport demeure relativement critique envers ces dédommagements qui ne tiennent pas compte des circonstances de la mort, ni de la gravité des violations des droits de l’homme qui ont entraîné le décès. Pire encore, les victimes de maltraitances physiques ou mentales ne sont pour le moment pas susceptibles d’être dédommagées, alors même que ces maltraitances, en plus des désagréments subis, ont parfois provoqué des handicaps et des traumatismes profonds.
Romain Leduc
SR : Camille Dumas et Noémi Carrique