Le dernier roman de Dany Laferrière, Tout bouge autour de moi, témoigne du contexte de l’après-séisme du 12 janvier 2010, en Haïti. Se trouvant à Port-au-Prince à cette même date, il a souhaité témoigner de la dignité des Haïtiens face au traumatisme et ce, sans pathos ni lyrisme.
Comment êtes-vous venu à la littérature ?
J’ai toujours lu dans mon enfance. Je lisais tout ce qui se trouvait dans mes mains, des sachets de riz que ma mère rapportait du marché aux classiques que je trouvais parfois en allant visiter les bibliothèques de mes voisins ou ailleurs. Un moment est venu où je me suis intéressé à la mécanique même du livre, à son écriture. En tant que journaliste à Haïti, j’appréciais plus particulièrement réaliser des reportages dans des villes de province, pour observer, décrire, rapporter l’ambiance. Il m’est resté du journalisme ce goût pour l’information, l’observation précise. J’aimais retranscrire cela afin d’inscrire l’éphémère à l’intérieur de l’intemporel. J’écris toujours avec ce mélange de réalité et de rêverie.
Pourquoi votre œuvre est-elle tant marquée par l’introspection, l’écriture du moi ?
Je voulais que les femmes de ma vie, ma grand-mère, ma mère, mes tantes, comme toutes les autres femmes d’Haïti – qui me semblent d’une certaine manière être la structure même de ce pays – deviennent des figures romanesques. Je trouvais qu’elles contenaient en elle ce potentiel. Tandis que beaucoup d’entre nous – j’entends écrivains – décrivons à partir d’influences ou d’imageries littéraires sans prendre le temps d’observer ceux qui nous entourent, je souhaitais, à l’inverse, rendre compte de ces figures qui me faisaient rêver.
Dans Tout bouge autour de moi, vous dites avoir composé cette œuvre à partir de notes prises au moment du séisme. Il ne s’agit cependant pas d’un récit fictionnel. Pourquoi avoir choisi ce genre d’écriture ?
J’ai commencé à écrire seize minutes après les premières secousses. J’écris depuis une trentaine d’années et j’ai toujours ce réflexe de témoigner. Dans ce cas-ci, je souhaitais témoigner pour ceux qui n’en avaient pas la possibilité. Cette idée m’est venue en constatant le brouhaha médiatique établi après le séisme. Beaucoup de médias se sont jetés sur l’événement pour parler de choses qu’ils ne connaissaient pas. Beaucoup d’images spectaculaires ont circulé dévoilant l’horreur de la catastrophe. Or je pense que la mort est une affaire intime. En voulant témoigner du désastre provoqué par le séisme, je ne voulais pas parler de la mort à Haïti mais montrer à quel point la population avait réagi avec dignité. Je voulais retranscrire des scènes, des sensations, des impressions, montrer que la population haïtienne n’était pas accablée, mais au contraire, qu’elle démontrait une véritable force de vivre. Je voulais être témoin de ce qui se passait. D’un autre côté, j’ai voulu me réfugier dans l’écriture en espérant que pendant que j’écrivais, rien de mal ne pouvait m’arriver. Très vite en voyant les gens bouger autour de moi, j’ai compris qu’il se passait autre chose que le séisme, et qui était précisément la conduite des gens face à cette catastrophe. J’ai senti que quelque chose était en train de se dérouler sous mes yeux de plus fort que la tragédie. L’écriture doit en être le témoin. Et tout cela a changé ma manière de concevoir l’écriture. L’écriture ne devait plus me protéger mais je devais m’en saisir.
Pourriez-vous vous qualifier de témoin à travers ce livre ?
Pour une fois, l’idée d’écrire m’est venue des autres. Je voulais que l’on sache comment ces gens-là avaient vécu ces instants. Ma littérature peut parfois être considérée comme un témoignage en ce que l’observation rapporte des faits. Mais l’information liée à la littérature n’exprime pas pour autant un engagement. Il n’y a aucun but politique. Je tenais simplement à écrire en pleine tragédie, avec une distance respectueuse et une observation aiguë, voire émue. Il fallait faire le moins de récit possible, pour garder cette idée du témoignage. Je reste accroché à la littérature elle-même. Pour faire basculer le lecteur en même temps dans l’information et la rêverie, il faut adopter un angle plus littéraire. Il est vrai que quand on appelle l’ensemble de mes livres une « autobiographie américaine » – américaine pour les Amériques – il faut voir le parcours d’un jeune homme qui aurait passé son enfance dans une petite ville d’Haïti, puis dans la capitale Port-au-Prince, pour ensuite évoluer à Montréal, New York, Miami. C’est un trajet qui fait peut-être le portrait d’une génération née sous le pouvoir de Duvalier, au début des années 50 et qui retranscrit ses espoirs, ses joies, ses rêveries, mais la littérature reste avant tout une affaire singulière. Et c’est cela qui est intéressant. Je n’écris pas seulement pour les gens de mon âge, qui ont vécu les mêmes évènements, ou seraient capables de s’identifier à travers ceux-ci, mais aussi pour être compris par des lecteurs qui n’auraient jamais connu de dictatures, qui sont dans des situations confortables et qui brusquement ressentent une émotion, ce qui précisément détermine le rapport entre les humains.
En relayant la voix de cette génération, écrivez-vous aussi au regard des grands bouleversements historiques et politiques qu’a connus Haïti ?
J’ai écrit Je suis un écrivain japonais pour justement échapper à cette configuration. Pour moi Haïti n’est pas un endroit fermé, même s’il s’agit d’une île. C’est très important pour moi qu’un artiste s’éveille au monde, qu’il ouvre les fenêtres et qu’il n’essaie pas précisément de faire un décalque de la réalité qui l’environne. C’est ce que je racontais dans mon livre Comment faire l’amour avec un nègre sans se fatiguer ? Les gens de Montréal regardent le jeune homme noir et sont surpris de voir que ce jeune noir les regarde eux aussi et a des opinions sur eux. Non des opinions fondées sur le racisme, mais des opinions nées de gens qui regardent eux aussi, qui observent avec la même liberté, le même dégagement. C’est le principe d’égalité. Ce n’est pas parce que je suis né sur une île que mon regard se pose exclusivement sur l’espace confiné de l’île. Au contraire, l’île s’ouvre sur la mer et la mer appelle vers l’ailleurs.
Pourtant votre écriture porte tout de même un certain engagement, même s’il n’est pas directement adressé à la dictature de Duvalier, pour prendre cet exemple.
Je préfère parler de la vie. Celle qui s’infiltre partout même contre les barrages. Je ne veux pas rentrer dans le cercle infernal de Duvalier, être pour ou contre Duvalier. Et c’est une leçon beaucoup plus intéressante, beaucoup plus significative que le simple discours direct. Il y a un témoignage possible, celui de la vie elle-même. Duvalier n’était qu’un mauvais moment, tout comme j’ai toujours cru que l’esclavage était un moment permanent pour le colon. Pour les esclaves, cette période ne faisait l’effet que d’un mauvais quart d’heure à passer même s’il était en réalité question de 200 ou 300 ans. La notion de permanence, c’est toujours pour celui qui a tous les privilèges et qui ne voudrait pas que cela change. Pour l’autre c’est toujours un mauvais quart d’heure à passer. Et je préfère être du côté de celui qui croit qu’il y aura toujours un changement possible.
Propos recueillis par Charlotte Legouest
Itinéraire de Dany Laferrière
Né en 1953 à Port-au-Prince, Dany Laferrière passe son enfance à Petit-Goâve. Après un retour dans la capitale haïtienne où il fait ses études, il devient journaliste au Petit samedi soir et Radio Haïti. À l’âge de 23 ans, il quitte le 1er janvier 1976 sa terre natale pour Montréal, suite à l’assassinat de son ami journaliste Gasner Raymond par les tontons macoutes, membres de la milice paramilitaire sous la dictature de François Duvalier. À Montréal, il travaille en usine jusqu’en 1985, date à laquelle son premier roman, Comment faire l’amour à un nègre sans se fatiguer ? , le révèle au public. Neuf autres romans suivront, dont L’Odeur du café, le Charme des après-midi sans fin, le Cri des oiseaux fous, pour l’écriture de son « autobiographie américaine ». En 2009, son œuvre L’Énigme du retour remporte le prix Médicis.
Pour aller plus loin :
Le documentaire La dérive douce d’un enfant de Petit-Goâve
Le Japon dans ma chambre paru sur Libération