Alors que le débat sur la sortie du nucléaire fait rage en Europe et dans le monde, Opinion Internationale a rencontré Mickaël Marie, ancien trésorier d’Europe Ecologie Les Verts et conseiller régional en Basse-Normandie : sympathique et sérieux, militant depuis des années pour des alternatives énergétiques, il nous offre un bilan pragmatique du nucléaire et, loin des discours idéalistes ou idéologiques, des pistes concrètes pour envisager le futur de la France en matière d’énergies.
Bien avant le drame de Fukushima, vous vous opposiez à l’attitude de la France en matière énergétique, et au « tout nucléaire. » Comment vous est venue cette prise de conscience ? Pourquoi ?
J’étais élève dans la Manche, un des départements les plus nucléarisés de France, et on nous emmenait visiter la centrale de Flamanville en voyage scolaire – qui forcément ne coûtait pas cher puisqu’il était pris en charge par EDF – et qui était un voyage de « découverte scientifique » puisqu’on entrait à l’intérieur d’une centrale, qu’on la découvrait, etc. Je me souviens qu’à l’époque, même gamin, c’était assez intuitif pour ma génération, qui avait vécu Tchernobyl étant enfant, de remettre en question le nucléaire. J’avais dix ans au moment de Tchernobyl, pour moi la rencontre avec le nucléaire c’est d’abord la rencontre avec une catastrophe, à titre personnel en tout cas. Après il s’est passé d’autres choses, d’autres réflexions, mais le moment initial était celui-là, Tchernobyl, et puis aussi voir le décalage lorsqu’on visitait des centrales et qu’on nous disait que tout se passait bien, que tout allait bien, que ce n’était pas dangereux.
Par la suite lors de votre engagement politique, avez-vous eu l’impression qu’il était difficile de se faire entendre à ce sujet en France ?
C’est un des sujets les plus tabous, les plus compliqués à évoquer en France, il y a quelques sujets comme ça sur lesquels les écologistes ont toujours été un peu marginalisés, moqués, critiqués. On nous expliquait qu’on était rétrogrades, sur le nucléaire en particulier, et sur la voiture également. Tout le monde est d’accord pour dire qu’il faut protéger l’environnement, qu’il faut protéger les animaux, c’est assez consensuel tout cela finalement. Mais le nucléaire fait partie des points qui font clivage, et ça a été très difficile pendant un certain temps de pouvoir en parler de façon sereine, en n’étant pas accusé d’être conservateur ou réactionnaire.
Que pensez-vous de la décision de l’Allemagne de sortir complètement du nucléaire ?
D’abord ce n’est pas la décision de l’Allemagne de sortir du nucléaire, c’est son choix de ne pas revenir sur sa précédente décision d’en sortir, prise avec le gouvernement de 1998, avec Schröder. La chancelière Angela Merkel avait dit il y a quelques mois qu’elle reviendrait sur la décision de sortir du nucléaire prise par la gauche et les écologistes, et finalement elle a changé d’avis après Fukushima. Je pense que c’est une très bonne chose. Que des pays comme l’Allemagne montrent que c’est possible, et qu’on ne devient pas brutalement un pays du tiers-monde, ou un pays sous-développé parce qu’on décide de sortir du nucléaire, c’est incontestablement profitable. L’Allemagne a créé quatre cent mille emplois dans les énergies renouvelables ces dernières années : c’est plus que le nombre d’emplois qu’il y a aujourd’hui en France dans le nucléaire ! Le fait que ce soit l’Allemagne va évidemment aider d’autres pays à prendre le virage. Ce n’est pas un petit pays, c’est même un pays très industrialisé, et c’est surtout un pays où les acteurs économiques eux-mêmes ont compris l’intérêt de la sortie du nucléaire.
Comment gérer l’impact, toujours international, des éventuelles catastrophes nucléaires au niveau légal ?
Les catastrophes nucléaires ne s’arrêtent pas aux frontières, et un pays qui fait le choix du nucléaire expose les habitants des pays voisins à un risque éventuel, donc effectivement il faut que le nucléaire ne dépende pas de la seule souveraineté des États. Le problème c’est qu’aujourd’hui il n’y a pas d’instance de gouvernance qui permettrait ce contrôle. L’Agence Internationale de l’Energie Atomique (AIEA) n’est pas en position d’imposer des normes contraignantes : elle peut proposer, suggérer, mais il n’y a pas véritablement de cadre légal supranational qui permette ce contrôle. Nous devons parvenir à la mise en place d’une régulation internationale.
Récemment, les informations de l’AIEA et celles de la CRIIRAD, association indépendante, ont souvent été discordantes. Pensez-vous que les instances dominantes qui gèrent le nucléaire sont vraiment souveraines ?
Il y a effectivement un manque d’indépendance, qui est le produit de l’histoire. Dans le nucléaire, les contrôleurs contrôlent tout en étant eux-mêmes contrôlés, passent alternativement de l’entreprise à l’organisme de contrôle, le corps d’origine est donc le même. Il y a quelques semaines, Eva Joly a proposé que les tests européens sur les centrales soient faits par des corps de contrôle non nationaux, par exemple avec des inspecteurs allemands pour contrôler les installations françaises, des Français pour les installations britanniques, etc. Quelles que soient les qualités et les compétences professionnelles des personnes, ou leur intégrité professionnelle, ça jette le trouble lorsque des institutions qui n’ont pas fait la preuve de leur indépendance – ni d’esprit, ni de pratique – sont en charge du contrôle. Cependant, c’est en train d’évoluer et les autorités de sûreté jouent mieux leur rôle qu’il y a vingt ans. La manière dont s’est exprimé André Claude Lacoste (NDLR : président de l’Autorité de sûreté nucléaire) par exemple depuis Fukushima, et même un peu avant, montre qu’on n’est plus dans le cadre d’une autorité de sûreté qui couvrirait des débordements. Toutes les remarques de l’autorité de sûreté adressées à EDF sur le chantier le l’EPR en sont une illustration.
On entend beaucoup que la sortie du nucléaire n’est pas possible économiquement, mais on manque de clarifications sur le bilan économique du nucléaire. Qu’en est-il vraiment ?
D’abord, il n’est pas bon parce qu’il a aspiré toutes les autres possibilités de production d’énergie, particulièrement en France. Lorsqu’on parle du nucléaire, il faut bien se replacer dans notre contexte national en France. Tout en étant opposé au nucléaire de façon générale, on ne peut pas l’analyser, du point de vue économique, de la même manière en Allemagne, ou aux Etats-Unis, qu’en France. Si on s’en tient au cas français, 80% de l’électricité produite vient du nucléaire. Le nucléaire a mobilisé environ 90 à 95% des crédits de recherche publique dans l’énergie ces quarante dernières années. On a mobilisé énormément d’argent pour le nucléaire, de manière disproportionnée. Ensuite, on n’a jamais comptabilisé – bien que la question commence à émerger – le coût prévisible du démantèlement des installations. Quand on a des réacteurs dont la durée de vie prévue initialement est de trente ans, il faut intégrer dans le raisonnement économique les coûts engendrés par le démantèlement des installations. Or aujourd’hui, ce coût n’est pas intégré, déjà parce qu’il montrerait le bilan économique du nucléaire sous un jour moins favorable, et surtout parce qu’il est encore difficile à évaluer : le démantèlement d’une centrale est un événement quasi inédit, on le voit bien avec les difficultés rencontrées à Brennilis, c’est beaucoup plus long, beaucoup plus difficile, et beaucoup plus cher que ce qui avait été prévu. Or on ne parle actuellement que d’une ou deux centrales. Lorsqu’il faudra engager la fermeture puis le démantèlement de cinq, six, dix réacteurs, la facture sera colossale, et du point de vue économique, on ne tiendra pas. Dernier argument sur le plan économique : on parle ici de déchets sur des dizaines de milliers d’années, c’est un phénomène qui n’a aucune calculabilité économique. De plus, le nucléaire produit des externalités négatives sous la forme de déchets dont on sait que la gestion est problématique et très coûteuse, et ces coûts-là ne sont pas intégrés dans les coûts de production du nucléaire.
Comment sortir du nucléaire, d’un point de vue pratique, alors que l’investissement de la France est phagocyté par cette source d’énergie ?
C’est vrai que c’est compliqué, et il ne s’agit pas de le nier. Il y a deux écueils dans ce débat-là : d’un côté, de ne voir que les difficultés de la sortie du nucléaire, de l’autre, prétendre que ce serait facile. Ce sera effectivement plus complexe qu’en Allemagne pour des raisons économiques, techniques, sociales – d’emplois par exemple : la sortie du nucléaire doit se faire en dialogue permanent avec les forces syndicales. Le problème français est d’avoir totalement stérilisé l’imaginaire. Contrairement à d’autres pays où on est sur une part plus modérée dans le bouquet énergétique, en France, avec 80% de l’électricité produite, on en arrive à confondre électricité et énergie tout court, ce qui empêche d’envisager d’autres solutions. Les Français pensent, pour beaucoup, que la seule solution pour demain est de faire comme hier. C’est le premier verrou qu’il faudra faire sauter. Ensuite, il faudra travailler avec les salariés du nucléaire eux-mêmes, et montrer qu’un plan de sortie du nucléaire sur vingt ans par exemple, pour ce qui relève de l’emploi et en particulier des emplois existants, n’est pas menaçant : même en cas de début de sortie du nucléaire en 2012, il y aura de l’emploi dans les centrales françaises jusqu’en 2032, et au-delà. Débrancher les réacteurs ne condamne pas les emplois, c’est simplement la nature des emplois qui évoluera. Et enfin, troisième enjeu, surtout d’ordre mental, il faudra parvenir à faire comprendre qu’il ne s’agit pas de remplacer bêtement une source d’énergie par une autre, mais qu’il faut d’abord travailler sur les économies d’énergie. C’est ce que l’association NégaWatt appelle le premier gisement d’énergie : la première énergie alternative, c’est l’ensemble des économies que l’on pourrait réaliser, et en la matière les chantiers sont gigantesques. Pour partie, il faudra modifier certaines de nos habitudes et processus industriels. Ensuite, il faudra rattraper notre retard en matières d’énergies renouvelables. La France est sûrement l’un des seuls pays au monde où les entreprises qui travaillent dans le renouvelable licencient leur personnel ! C’est un exemple saisissant qui montre qu’en matière énergétique nous sommes complètement à côté des enjeux de notre époque. Ça ne signifie pas que c’est impossible : le Conseil Régional de Basse-Normandie par exemple travaille avec une filière d’Areva, pour faire de l’énergie renouvelable sur le port de Cherbourg. Il y a des choses qui vont maintenant aller plus vite qu’il y a quelques années. Fukushima a changé la perception du nucléaire, et ceux qui sont partis en avance, comme le Danemark, l’Allemagne ou la Suède, montrent qu’économiquement la sortie du nucléaire tient debout, que les alternatives sont performantes, créatrices de richesses et d’emplois.
Comment la transition s’est-elle déroulée au Danemark ? Quels en sont les ingrédients essentiels ?
Au Danemark, il est intéressant d’observer l’appropriation démocratique du débat. On y a par exemple développé la possibilité pour les pêcheurs de bénéficier d’un complément d’activité et de revenu grâce à l’éolien off-shore. C’est fascinant de voir comme la question énergétique a été posée de manière beaucoup plus mature au Danemark qu’en France, où le débat est beaucoup plus difficile. L’évolution vers les énergies renouvelables se fait en général soit à l’issue d’un très large débat démocratique, soit par l’entrée des citoyens dans le processus de décision, y compris pour contester, comme ça a été le cas en Allemagne. Nous devons en tirer des leçons : on ne sortira pas du nucléaire si on ne pose pas le débat énergétique de manière démocratique et ouverte. Autre chose très intéressante dans la question de l’éolien off-shore au Danemark : les pêcheurs étaient dans l’idée que ça allait réduire la pêche, les revenus, mais des autorités publiques intelligentes ont proposé de travailler avec eux, ont reconstitué des enrochements au pied des éoliennes pour reconstituer un biotope favorable au renouvellement des poissons. D’autre part, aujourd’hui de nombreux pêcheurs ont pu profiter du tourisme industriel pour aller visiter ces parcs éoliens, ce qui constitue un complément d’activité pour les pêcheurs qui assurent la navette avec leurs bateaux.
Quelles énergies alternatives seraient viables et souhaitables pour la France ?
Il n’y a pas une énergie qui soit universellement parfaite ou pertinente. Les usages de l’énergie doivent être adaptés à l’environnement dans lequel ils s’inscrivent, et en gardant à l’esprit qu’il faut d’abord réduire la consommation. On adaptera ensuite les usages de l’énergie à ce que sont les ressources localement. La capacité de recourir à de grands parcs éoliens n’est pas la même sur le littoral français qu’en plein milieu de l’Île-de-France. La capacité à recourir à la biomasse pas la même en milieu rural qu’en centre ville. Les énergies renouvelables sur lesquelles on a incontestablement des retours positifs à grande échelle sont l’éolien et le photovoltaïque, qui en France sont sous-développés. Il faudra mettre le paquet dessus au plan national, pour constituer des filières, pour former les emplois nécessaires, ou encore assurer la maintenance. Aujourd’hui, on sait qu’à puissance égale, l’éolien crée environ 3,8 fois plus d’emplois que le nucléaire. De façon plus locale, il faut travailler sur l’hydroélectrique, les réserves inexploitées en matière de géothermie, la biomasse, des chantiers de recherche à développer sur les hydroliennes (l’énergie des courants marins). Le nucléaire ayant pompé plus de 90% des crédits de recherche sur l’énergie, on n’a pas encore abouti à des vrais résultats sur des questions comme celles-là. Mais à l’horizon 2050, et même l’AIEA est d’accord là-dessus, on pourra répondre presque entièrement aux besoins énergétiques avec des énergies renouvelables.
Les énergies renouvelables ne risquent-elles pas d’avoir un coût supérieur, et donc un coût social pour les ménages ?
C’est à la fois vrai et faux. Vrai car on n’a pas fait l’effort assez tôt, et on va donc devoir mobiliser en un temps plus court les volumes nécessaires à réaliser nos objectifs. Mais il faut comparer ce qui est comparable, si on veut la vérité des prix sur le renouvelable il faut voir la réalité des prix et des coûts sur le nucléaire. En Allemagne, qui compte 22% de nucléaire dans sa production, certes le prix du KWH est plus cher, mais les Allemands payent des factures énergétiques moins élevées que les nôtres car ils consomment moins, ont des meilleures pratiques, et sont donc moins dépendants. Le renouvelable va de pair avec un vrai travail pour réduire les besoins de consommation, en isolant et en rénovant les logements, en arrêtant la bêtise du chauffage électrique qui plonge des ménages modestes dans des situations de dépendance et de précarité énergétique. Il faut voir plus loin que la surface émergée de l’iceberg, essayer d’avoir un point de vue un peu plus complexe sur ces questions, et comprendre qu’on peut agir sur plusieurs leviers.
Vous êtes membre de la délégation en charge de la stratégie régionale à l’énergie en Basse-Normandie. Quel est le travail de cette délégation ? Quel est votre rôle en son sein ?
Le nucléaire ne relève pas de la compétence du Conseil Régional, notre travail consiste à voir comment favoriser le développement des énergies renouvelables, comment promouvoir la sobriété et l’efficacité énergétique, comment faire avancer le débat sur ces questions-là. Depuis un an, nous avons beaucoup négocié avec l’État sur le schéma régional éolien, et avons travaillé à définir quelle pourrait être la politique de rénovation de l’habitat pour une meilleure efficacité énergétique. La partie est gagnée sur la construction neuve, avec un accord général depuis le Grenelle sur les standards de construction, les bâtiments basse consommation sont devenus la norme. C’est une vraie victoire, fondatrice. Mais tout le monde ne vit pas dans un logement neuf, et globalement on estime que seulement 1% du parc est renouvelé chaque année. Nous avons donc élaboré un programme, avec un investissement de trois millions d’euros sur trois ans, pour engager un chantier sur 400 maisons pilotes où on fera les travaux nécessaires pour baisser les besoins énergétiques. C’est en menant ce genre d’expérience, en partant du local pour en tirer les enseignements, et en investissant au maximum, que l’on parviendra à faire bouger les lignes en matière énergétique en France.
Propos recueillis par Camille Apelbaum