Selon une étude publiée par le think tank américain Pew Global en 2007, seuls 28 % des Japonais pensent que l’homosexualité est un comportement inacceptable en société. Un chiffre très en-deçà de la quasi-totalité des pays d’Asie, des Etats-Unis, et à peine moins favorable que ceux des pays d’Europe de l’Ouest, les plus avancés en la matière. Mais lorsque on leur demande si l’homosexualité devrait être encore mieux acceptée, il ne sont qu’une petite moitié à répondre par l’affirmative, un des taux les plus bas des pays développés. Sur cette simple information réside toute la vision japonaise de l’homosexualité : un comportement individuel qui doit être permis et protégé, mais qui ne doit pas intervenir dans le débat public. Cette approche qui combine mœurs libérées et tabou social n’est que le résultat logique de la place complexe de l’homosexualité dans l’histoire japonaise.
L’homosexualité : une constante de l’histoire et de la littérature japonaise
Depuis les premiers écrits du Japon féodal, nombreux sont les témoignages accréditant la thèse d’une existence relativement « décomplexée » de comportements homosexuels chez les puissants. Le Genji Monogatari, ouvrage majeur de la littérature nippone, daté du XIe siècle, dresse un portrait exhaustif de la vie de cour du Japon de l’ère Heian (794 – 1185). Il y est déjà fait référence au nanshoku, littéralement « la couleur de l’homme », à savoir l’attrait des courtisans pour des hommes cultivant l’ambiguïté sexuelle, dans un climat de relative tolérance. Les périodes suivantes du « moyen-âge » japonais ont vu les rapports homosexuels se codifier et occuper une place de plus en plus marquée dans l’histoire à travers la figure chevaleresque du samouraï. La complexité relationnelle dans ce corps militaire prestigieux et codifié incluait un rapport de domination et de soumission entre un maître, le nenja, et son élève, la wakashû, qui devait lui promettre une fidélité et une dévotion sans faille durant ses années d’apprentissage. L’aspect homosexuel de ce type de relation, qui, sans s’afficher n’avait rien de scandaleux à l’époque, est une figure marquante de la culture japonaise qui s’est transmise à travers l’histoire, et qui a initié dans l’imaginaire populaire une vision trouble entre homosexualité et « amitié virile », mêlée d’acceptation et de non-dit. En outre, le Japon a pu s’exonérer du tabou religieux puisque ni le shintoïsme, ni le bouddhisme ne font référence à l’homosexualité comme étant un comportement néfaste, contrairement aux trois grandes religions monothéistes.
Des Japonais ouverts mais aveugles
Le Japon d’aujourd’hui est-il donc un pays tolérant envers les homosexuels ? Tout dépend si l’on voit le verre à moitié vide ou à moitié plein. Le débat politique japonais se caractérise par l’absence quasi-totale de la question de l’intégration des homosexuels dans la société : dans l’archipel, point de débat sur le mariage gay, sur l’homoparentalité, sur l’homophobie… L’homosexualité y est considérée comme un choix, une « fantaisie » qui doit se vivre librement, mais discrètement, et qu’il n’est pas question d’intégrer dans les affaires publiques. Les gays vivent donc leur sexualité cachés, parfois derrière l’écran de fumée d’un mariage arrangé avec une personne de sexe opposé, une pratique courante dans un pays où certaines unions sont scellées pour des raisons « matérielles » de manière totalement assumée. Cette volonté de ne pas vouloir voir et comprendre les aspirations de la communauté gay, tout en voulant l’intégrer tourne même parfois au paradoxe : l’homosexualité est particulièrement mise en avant dans les médias japonais, et notamment à la télévision. Les talk-shows, les émissions de variétés, se plaisent à faire intervenir des personnes autoproclamées « gays ». Or, cette exposition est à double tranchant, le grand public ayant tendance à assimiler les homosexuels a des excentriques extravertis, « branchés », festifs, bref une population éminemment sympathique, certes, mais ne pouvant émettre de revendications « sérieuses ».
Une classe politique (quasiment) immobile
Quelles perspectives alors pour les droits des homosexuels dans l’archipel ? A priori bien peu, devant la très faible présence du sujet dans les programmes politiques. Quelques personnalités essaient pourtant de faire bouger les lignes. Dans la classe politique, traditionnellement très masculine et souvent conservatrice, deux élu(e)s ont fait publiquement leur « coming-out ». En 2005, Kanako Otsuji, conseillère à l’assemblée municipale d’Osaka a publié un ouvrage où elle faisait ouvertement étalage de ses préférences sexuelles. Deux ans auparavant, en avril 2003, Aya Kamikawa, un transsexuel tokyoïte était élu à l’assemblée de l’arrondissement de Setagaya (sud-ouest de Tokyo). Ces deux cas sont bien sûr devenus rapidement des symboles du combat en faveur des LGBT, mais leur faible envergure au niveau national (ils ne sont qu’élus locaux, Kanako Otsuji ayant même depuis quitté son siège), les empêchent de vraiment faire émerger leurs convictions. L’espoir est finalement venu de l’extérieur : en mars 2009, le gouvernement a autorisé, de fait, le mariage d’un Japonais avec un étranger, dans les pays où les unions homosexuelles sont légales, en acceptant de leur fournir un document administratif indispensable pour se marier, chose que les autorités nippones refusaient jusque là. Une timide avancée, qui depuis, n’en a pas appelé d’autres.
Damien Durand
Photos :
– en une : une manifestation en faveur des droits des LGBT à Tokyo (flickr/freebeets)
– texte : émission de télévision popularisant l’image de l’homosexuel « extraverti »