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08H02 - jeudi 21 juillet 2011

Une réflexion sur les révolutions arabes : « Allah n’y est pour rien ! » d’Emmanuel Todd

 

 

Difficile, dans les mois qui suivent les révolutions tunisienne et égyptienne, de trouver des ouvrages qui traitent avec sérieux et recul, au-delà du simple compte-rendu journalistique, des événements qui ont secoué les sociétés de ce fameux « printemps arabe ». Peu avaient vu venir le changement. Mais parmi les personnalités qui peuvent se targuer d’avoir pressenti les bouleversements en germe dans plusieurs pays du Maghreb, on peut compter Emmanuel Todd, qui, en 2007, avait publié « Le rendez-vous des civilisations ». Cet ouvrage, basé principalement sur l’analyse de données statistiques, décrivait l’« entrée du monde arabe dans la modernité », prenant le contrepied de la pensée dominante centrée sur « l’exception arabe », l’existence d’un « homo islamicus », d’un « spectre islamiste » ou d’un choc des civilisations à la Huntington.

Invité sur le plateau de l’émission @rrêt sur images au mois de juin 2011, Emmanuel Todd a eu l’occasion d’offrir une explication plus détaillée des mécanismes décrits dans Le rendez-vous des civilisations, et de les développer, à la lumière des événements récents. Le livre Allah n’y est pour rien – Sur les révolutions arabes et quelques autres n’est autre que la transcription remaniée de l’émission. Tentative hybride entre l’oral et l’écrit, ce livre reprend l’argument-phare de Todd, à savoir que le développement de la liberté et de la rationalité dans la vie familiale est à l’origine des grands bouleversements dans l’ordre du politique.

Une analyse construite autour de trois grands axes

Les trois variables qui selon Todd en disent long sur l’évolution politique des pays arabes sont le niveau d’éducation, le taux de fécondité et le taux d’endogamie. Pourquoi ces variables en particulier ? On comprend facilement en quoi une alphabétisation croissante, « grand moteur du développement », « axe central de l’histoire humaine », ouvre la porte à la participation politique des citoyens. La baisse du taux de fécondité, elle, marque une modification des rapports entre hommes et femmes. Liée à l’alphabétisation des femmes, qui intervient avec un léger décalage par rapport à celle des hommes, la baisse du taux de fécondité entraîne une rupture des relations d’autorité, non seulement à l’échelle familiale, mais implicitement à l’échelle de toute une société, surtout dans le cas de sociétés patrilinéaires. Enfin, la dernière variable démographique dont l’évolution est indicatrice de changement est le taux de mariages endogames, qui reflète le changement de valeurs familiales. Ces valeurs jouent un rôle crucial : selon Todd, elles dépassent leur nature anthropologique et se transforment en véritable expression idéologique lors de crises révolutionnaires. L’hypothèse clé ici est l’idée qu’un glissement de valeurs dans le cadre privé se répercutera dans le cadre public. En effet, si l’on peut relier l’exogamie à l’idée d’irruption du citoyen, individu libre dans l’espace public autour de valeurs d’ouverture et de communication, et donc a fortiori à l’idée de démocratie, l’endogamie représente la fermeture du système familial et peut donc agir comme un frein par rapport à des dynamiques de démocratisation.

Comment ces éléments d’analyse s’appliquent-ils à la Tunisie ? A l’Égypte ?

En Tunisie, l’alphabétisation de la jeunesse est quasi-universelle, avec des taux supérieurs à 90 ou 95%. Le taux de fécondité se situe actuellement autour de 1,9 enfants par femme, il est donc inférieur au taux français. Au vu de ces données, pourquoi le système n’a-t-il pas implosé plus tôt ? Pour le modèle tunisien, le taux d’endogamie fournit l’explication à ce retard à l’allumage démocratique. En effet, si le taux global de mariages endogames est longtemps resté fort, le taux par génération s’est récemment mis à dégringoler, élément corrélé au démarrage de la révolution selon Todd.

En Egypte, le taux d’alphabétisation est très élevé (même s’il reste inférieur à celui de la Tunisie), et le taux de fécondité se situe un peu en dessous de 3 enfants par femme. Quant à l’évolution du taux d’endogamie, il s’est effondré dans les 20 dernières années, pour tomber à des niveaux de l’ordre de 15%. Pour Todd, cela indique clairement que la société égyptienne est en train de se transformer et que la société sera plus individualiste et libérale, quelle que soit la forme transitoire du régime politique.

 

 

Qu’en est-il pour les autres pays du Moyen-Orient ?

En Algérie et au Maroc, les taux de fécondité se situent autour de 2,3 ou 2,4 enfants par femme. L’Algérie, à peu près aussi alphabétisée que la Tunisie, a selon Todd, déjà connu son épisode de crise, précoce, violent et mal géré. La crise islamiste algérienne aurait constitué la « crise de transition » du pays. Quant au Maroc, son grand retard en termes de taux d’alphabétisation pourrait laisser présager l’évolution vers une monarchie constitutionnelle. Pour les pays pétroliers, Todd reconnaît que le « mercenariat stipendié grâce aux revenus de la rente pétrolière » et l’absence de collecte d’impôts offrent aux pays du Golfe en particulier des possibilités de contrôle par le haut qui n’existent pas ailleurs. Enfin, l’Iran aurait déjà connu son moment révolutionnaire en 1979 et se trouverait actuellement dans une période post-révolutionnaire avec des soubresauts « normaux ».

 

Allah y est-il pour quelque chose ?

Réfutant le thème du choc inéluctable entre Islam et Occident chrétien tout comme l’idée que l’islam est un frein à la modernisation des sociétés, Todd place l’islam – comme toute autre religion – à l’arrière-plan par rapport à des données démographiques telles que le niveau d’endogamie, la structure patrilinéaire des sociétés, etc., tous facteurs non fondamentalement liés à la religion.

 

 

La structure du système familial est-elle vraiment la seule explication de la vision politique d’une société ?

Au-delà de l’analyse des révolutions arabes, Todd illustre l’idée que les régimes politiques choisis par les sociétés reflètent fortement l’organisation de leurs systèmes familiaux, en prenant d’autres exemples. Ainsi, il suggère que les valeurs révolutionnaires françaises d’autonomie, de liberté et d’égalité existaient avant 1789 dans le cadre familial : organisée en système nucléaire, la famille française était très individualiste et égalitaire, notamment au niveau du partage de l’héritage entre garçons et filles. De même, il avance l’argument que les pays qui ont généré des révolutions communistes endogènes partageaient une structure familiale communautaire, relativement autoritaire et égalitaire.

Pour Todd, la reproduction politique du système familial explique également la façon dont les pays voient le monde. Si une structure familiale traditionnelle basée sur l’égalité entre frères d’une même famille aboutit, selon Todd, à l’idée d’homme universel, l’existence d’une inégalité fondamentale entre frères conduit à l’émergence d’idéologies de transition inégalitaires, comme ce fut le cas en Allemagne avec le nazisme ou au Rwanda au début des années 1990.

Todd en tire des conclusions discutables sur la situation politique de certains pays aujourd’hui. Par exemple, l’excédent commercial systématique de l’Allemagne et « la politique économique totalement égoïste » de l’Allemagne en Europe n’est selon lui qu’une vision asymétrique reproduisant l’asymétrie de la vieille famille paysanne allemande. Or il est possible de remettre en question la rémanence de tout système anthropologique.

 

 

« Allah n’y est pour rien » apporte donc un éclairage bienvenu sur les éléments démographiques et anthropologiques des révolutions arabes. Le lien étroit entre sphère familiale et sphère politique, trop souvent négligé par un courant d’analyse qui préfère mettre l’accent sur des considérations économiques, mérite effectivement d’être souligné. Mais si les données démographiques fournissent des éléments d’explication pertinents, on peut reprocher à l’auteur de reléguer tout autre facteur à l’arrière-plan, réduisant évolutions philosophiques, intellectuelles, géopolitiques, économiques, à une simple mise en forme de « mentalités qui leur préexistent ». Comme le reconnaît Todd lui-même, « à mes yeux, l’économie est beaucoup moins déterminante que les structures familiales ou la montée du niveau éducatif (…) Je préfère les variables humaines, la famille, la façon dont les gens s’éduquent. Tout ceci me paraît plus vrai. »

Hélène Pfeil

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