Comptant parmi les derniers pays à régime communiste, depuis la réunification de 1975, le Vietnam n’avait pas encore vu émerger l’éventualité d’un soulèvement populaire. La forte mobilisation autour de l’emprisonnement de l’avocat Cu Huy Ha Vu semble cependant exceptionnelle en comparaison des autres arrestations politiques qui ont lieu au Vietnam. Le temps est-il venu pour le pays de suivre l’exemple des peuples du Moyen Orient ?
Un régime discret mais répressif
Nous sommes le 23 mai 2011 lorsqu’est prononcée la peine d’emprisonnement de 7 ans pour l’avocat et activiste politique Cu Huy Ha Vu. Un procès politique de plus à ajouter à une longue liste qui compte, entre autre, l’arrestation du militant pro-démocratique Nguyen Tien Trung , de la dissidente Le Thi Cong Nhan, de l’ingénieur Tran Huynh Duy Thuc… Une autre page à rajouter au lourd dossier des violations des droits individuels au Vietnam. Pourtant, les répercussions de l’affaire Cu Huy Ha Vu se révèlent d’une bien autre portée que toutes celles auxquelles l’on avait déjà pu assister. L’onde de choc est d’une amplitude sans précédent. Ce ne sont plus seulement les activistes locaux pour les droits de l’homme et les associations de respect des droits civils qui se sont élevés, mais aussi des anciens militaires, d’éminents membres du Parti communiste vietnamien à la retraite, des auteurs, des intellectuels, et jusqu’à l’Église chrétienne vietnamienne. Cette mobilisation massive de catégories aussi nombreuses que diverses, facilitée encore par le soutien de tout un contingent de blogueurs, d’activistes de la toile et de fidèles de Facebook, « est réellement exceptionnelle et sans aucun précédent au regard de l’histoire de la République Socialiste Vietnamienne », constate Phil Robertson, Directeur Adjoint de la division Asie de Human Right Watch. A en croire que la situation politique du Vietnam se serait radicalement transformée en quelques mois. Ce n’est pourtant pas vraiment le cas. Le régime politique du Vietnam, où le pouvoir est concentré entre les mains du Part communiste vietnamien (PCV), n’est certes plus celui de l’après 1975 et de la réunification. Les « camps de rééducation » ont en partie disparu, et le climat s’est détendu depuis l’ouverture économique des années 80, forcée par la coupure des financements soviétiques. Toutefois, Vo Tran Nhat, secrétaire exécutif des organisme « Quelle Action pour la Démocratie » et « Comité Vietnam pour la Défense des Droits de l’Homme », continue de déplorer un débat politique complètement verrouillée par une surveillance écrasante. Il est toujours nécessaire, au Vietnam, de se faire délivrer par le PCV un permis de résidence, ne serait-ce que pour travailler, percevoir les aides sociales ou envoyer ses enfants à l’école. Des policiers de secteur sont encore assignés à chaque village, chaque bourg, chaque quartier, pour surveiller les activités des citoyens. « Il arrive souvent qu’une personne arrive alors que vous êtes en train de discuter avec un Vietnamien. La conversation se fait immédiatement plus crispée, plus gênée, avant de rapidement cesser. Cette personne, c’est le policier de secteur. » La répression peut parfois se faire réellement féroce, comme Vo Tran Nhat l’illustre avec les persécutions que subit l’Église bouddhiste unifiée au Vietnam, le seul organisme traditionnellement défenseur des droits de l’homme et opposé au PCV que ce dernier n’a jamais pu écraser: « lors des manifestations que l’État autorise parfois par souci de son image, toutes les pagodes sont encerclées de dizaines de militaires et de policiers pour empêcher les bonzes de se joindre aux cortèges de manifestants. » Enfin, difficile d’ignorer que le Vietnam reste un État qui exécute massivement ses condamnés à mort : on compte environ une centaine de fusillés par an (une méthode d’exécution en cours de remplacement par des injections létales), un chiffre qui a malheureusement tendance à augmenter et qu’il n’est pas conseillé d’évoquer publiquement, les statistiques concernant la peine de mort étant considérées comme secret d’État.
Parler d’une démocratie vietnamienne n’est donc pas encore d’actualité. Pourtant, cette oppression n’apparait que rarement sur les écrans de nos télés, pas plus que d’éventuels mouvements de colère populaires. Les Vietnamiens s’accommoderaient-ils mieux de la dictature que ne le font les Tunisiens ? « Le régime Vietnamien a su jouer l’école chinoise », explique Vo Tran Nhat. Alors qu’au Moyen Orient, c’est en partie une hausse du chômage et de la pauvreté qui a provoqué le soulèvement que l’on connait, les dernières décennies ont vu une croissance Vietnamienne qui ne s’est toujours pas démentie et une population qui, en règle générale, a profité de conditions de vie qui s’amélioraient. « Une population qui s’enrichit ne se soulève pas », fait remarquer Vo Tran Nhat. Et il serait de toute manière difficile de s’opposer à un contrôle aussi pesant que celui qu’exerce le régime vietnamien sur sa population et sur les médias. Mais lorsqu’on évoque une éventuelle différence culturelle qui expliquerait cette apparent docilité, Vo Tran Nhat est catégorique. « La nation vietnamienne s’est cristallisée autour du Bouddhisme, un bouddhisme particulier qui cultive une opposition constante à l’oppression, que ce soit contre l’ennemi millénaire chinois, l’occupant français ou l’oppression politique. » Le peuple vietnamien est donc tout aussi capable d’en appeler à la démocratie qu’ont pu l’être les acteurs des révolutions du Moyen Orient.
Cuy Huy Ha Vu : détonateur d’une révolution ?
Le vide médiatique autour de cette dictature pose toutefois question. Alors que bon nombre d’autocraties ont subi les feux des caméras du monde ces derniers mois, le régime vietnamien n’a pas encore été réellement inquiété. « Le régime sait parfaitement bien jouer de sa propagande et présente un double visage. » explique Vo Tran Nhat. D’une part, le gouvernement sait autoriser certaines manifestations, certains débats, tantôt sur le bien fondé de la peine de mort, tantôt sur une éventuelle démocratisation de l’état… Des initiatives qui restent sans suite mais qui ont le mérite d’offrir une parfaite apparence de démocratisation, même si d’autre part, le régime peut faire montre d’une férocité extrême envers ceux qu’il estime dangereux. Les enjeux géopolitiques et commerciaux ont aussi leur part de responsabilité dans ce silence. Aux yeux de Vo Tran Nhat, beaucoup de pays occidentaux, dont les États-Unis, ont tendance à considérer le Vietnam comme un pion sur un gigantesque échiquier mondial dont l’adversaire ultime serait la Chine. Aussi, à la fois partenaire commercial avantageux, destination touristique plébiscitée et allié politique contre ce qui sera bientôt la première puissance mondiale, le régime vietnamien possède encore à ce jour les arguments nécessaires pour détourner un temps l’attention des média à grand public. Le Vietnam, un pays serein et calme et dont le régime évite de s’afficher sur nos écrans au coté de ceux de Kadhafi ou Kim Jong-Il ? Voilà qui ne correspond désormais plus avec le Vietnam de l’affaire Cu Huy Ha Vu. Car jamais encore on n’avait vu une mobilisation aussi unanime agiter autant de personnes haut placées contre un procès politique biaisé et truqué. Le Vietnam aurait-il vraiment changé? L’ampleur de cet événement, nous répond Phil Robertson, est plutôt à expliquer par la personnalité même de Cu Huy Ha Vu. Ce dernier possède des cartes que peu d’autres activistes pacifistes peuvent se vanter de compter dans leurs jeux.
En premier lieu, Cu Huy Ha Vu été de tous les combats. Défenseur des droits de l’homme et virulent pourfendeur de tout ce qui pouvait constituer une violation des droits fondamentaux, son nom reste celui d’un géant de l’activisme humaniste vietnamien. Il s’est également fait le plus fidèle détracteur de tout ce que le Parti communiste vietnamien peut compter de corrompu et d’illégal, se faisant au passage quelques ennemis de renom. Mais il aura également dressé son étendard au nom de la lutte pour la protection environnementale, et même participé à la défense de l’Église catholique vietnamienne dans une affaire affectant un cimetière chrétien a Danang. Et c’est aujourd’hui toutes ces causes et tous ces anciens alliés qui s’élèvent contre l’incarcération de celui qui a été un de leur plus vaillants « chevaliers ». D’autant plus que Cu Huy Ha Vu n’a pas commis l’erreur d’une affiliation politique. « Une part de sa popularité nait de son indépendance politique », constate Phil Robertson. Avocat de formation et de métier, ne s’armant que de la loi et du pacifisme pour promouvoir ses idées, « Cu Huy Ha Vu n’est vu que comme un sonneur d’alarme, qui n’a aucun intérêt personnel que le gouvernement pourrait retourner contre lui. » Mais l’on ne comprend probablement pas toute l’envergure de l’action de Cu Huy Ha Vu si l’on ignore qu’il est un membre d’une éminente famille de révolutionnaires, et que son père fut lui même un patriote proche du dirigeant Ho Chi Minh. Avant ses combats actuels, Cu Huy Ha Vu a longtemps occupé un haut poste au Ministère des affaires étrangères. Dimension du personnage qui souligne encore plus l’étonnante violence de la répression gouvernementale qui s’en prend cette fois-ci à l’un des siens. Et qui explique également que l’on compte parmi ses soutiens d’importants membres du PCV ainsi que d’anciens militaires révolutionnaires à la retraite, qui, comme le remarque Vo Tran Nhat, « ne reconnaissent plus aujourd’hui la révolution vietnamienne pour laquelle ils se sont battus et on souffert durant leur jeunesse. »
C’est donc un homme plutôt qu’un déclic politique national qui aura déclenché un tel coup de tonnerre médiatique et politique. Coup de tonnerre qui, chose curieuse, a lieu dans le courant de révoltes qui ont déjà fait tomber quelques dictateurs au Moyen Orient et qui continuent d’ensanglanter les rues de Damas et de Tripoli. Coïncidence ? Contagion ? « Il est vrai qu’il y a eu, de la part de certains expatriés vietnamiens ou de quelques activistes, un espoir et un appel au mouvement au Vietnam », admet Vo Tran Nhat. « Indéniablement, le régime craint l’éventualité d’un embrasement au Vietnam. » rajoute Phil Robertson. Et de constater devant le calme relatif du pays : « l’heure de la révolution de Lotus n’est pas encore venue. »
Romain Leduc
Photos :
– en une : drapeau vietnamien pendant une manifestation (flickr/sarah goldsmith)
– verdict de peine de mort dans un tribunal vietnamien (1997)
– l’activiste Cuy Huy Ha Vu, photographié par sa famille