La révolution tunisienne est-elle achevée ou ne fait-elle que commencer ? De quel degré de liberté d’expression jouiront les Tunisiens dans la démocratie naissante ? A 10 jours des élections de la future Constituante tunisienne, deux faits sont venus rappeler que l’avenir de la Tunisie est loin d’être écrit.
Quel Islam pour la Tunisie de demain ?
Le premier : des échauffourées ont été constatés à l’université de Sousse à la suite de l’interdiction faire à une étudiante portant le niqab de s’inscrire à l’université. Dans un pays musulman doté (encore) d’un droit relativement laïcisé, il est interdit de porter le niqab dans les établissements scolaires. Sous le régime Ben Ali, les femmes fonctionnaires n’avaient pas le droit de porter le voile, même léger ou coquet. De sorte qu’au lendemain de la chute de la dictature, des milliers de femmes ont pris la liberté de se vêtir d’un voile léger mais certain. Mais le voile n’a pas grand chose à voir avec le niqab…
Là, avec des femmes portant le niqab, on est face à des manifestations d’une version intégriste de l’Islam, tant d’un point de vue vestimentaire que culturel et cultuel, que l’on ne connaissait guère en Tunisie.
Et il semble que la nouvelle société tunisienne soit en proie à des interrogations profondes quant aux limites qui seront imposées à l’expression publique d’une foi religieuse qui pourrait vite envahir l’espace public.
Les Tunisiens veulent-ils garder cette spécificité moderniste de leur droit ? Dans de nombreux domaines, la législation limitait l’emprise du religieux ou autorisaient des comportements contraires à une version passéiste ou intégriste de l’islam : l’interdiction de la polygamie, l’autorisation de l’adoption pleine et entière d’un enfant sont quelques uns des droits conquis de haute lutte par les femmes tunisiennes sur la plupart de leurs homologues arabes.
Certes, au nom de la liberté d’expression, valeur fondamentale des sociétés démocratiques (surtout dans une acception anglo-saxone), on pourrait penser qu’il faut laisser libre cours à toutes formes d’expression, et donc, sur le plan vestimentaire, à des femmes portant le niqab.
Mais on sent bien que la société tunisienne est à la fois tentée par un vote islamiste (le parti Ennahada est grand favori des élections du 23 octobre) et désireuse de ne pas céder sur des droits fondamentaux conquis contre ou hors du champ religieux.
Persepolis : quand le cinéma révèle des fractures.
Deuxième fait d’actualité : la très populaire chaîne Nessma TV a diffusé le film franco-iranien Persepolis de Marjane Satrapi en dialecte tunisien, film qui décrit la société iranienne à travers les yeux d’une jeune enfant. Ce film a été primé du Prix du jury au Festival de Cannes 2007. Seulement voilà, une scène du film fait parler Dieu et il est interdit dans l’Islam de représenter Dieu de quelque manière que ce soit. Près de 200 islamistes salafistes ont manifesté à Tunis aux abords de la chaîne pour protester. La police les a repoussés. Une manifestation a aussi été signalée à Nabeul. Sur Internet, des appels à «brûler les locaux de la chaîne ont été lancés.
La levée de bouclier contre ces pressions religieuses a été massive dans les médias tunisiens et sur la fameuse Toile Internet. Comme l’a dit le président de Nessma, Nabil Karoui : « On n’a pas expulsé un dictateur pour retrouver une autre forme de dictature ».
Nessma TV a décidé de rediffuser très prochainement le film Persepolis pour bien signifier que la liberté d’expression constitue une valeur fondamentale, quitte à écorner quelque interdit de l’Islam. Même le parti Ennahada a refusé de cautionner ces réactions d’un autre âge, ou d’autres pays devrait-on dire (comme l’Arabie saoudite).
Une majorité silencieuse et mystérieuse
Mais qu’en pensent les Tunisiens ? Que se disent les 3 millions d’inscrits sur les listes électorales et qui, pour la première fois, auront leur mot à dire le 23 octobre ? Rappelons que le 23 octobre, les Tunisiens n’éliront pas leur président ni leur Parlement mais des représentants qui seront chargés d’ici 6 mois à un an de rédiger une Constitution pour la Tunisie. Une Constitution, c’est-à-dire la Loi fondamentale de la République qui inspirera et déterminera les futures lois qu’adoptera un Parlement à élire plus tard. Quel degré de liberté sera instauré par la Constituante choisie par le peuple avec probablement 40% de Constituants venus du parti islamiste Ennahada ? La société tunisienne, très libérale pour le monde arabe, surtout au niveau du droit des femmes, restera-t-elle aussi libre dans la Tunisie de demain ?
A partir du 23 octobre, ce n’est ni un dictateur comme pendant des décennies ni des milliers de manifestants comme dans les jours de janvier qui ont fait basculer l’histoire qui décideront de l’avenir : c’est la majorité silencieuse et profonde qui sortira des urnes, pour la première fois dans l’histoire du pays… Et ce que pense cette majorité, nul ne le sait…
Michel Taube
SR Camille Dumas