L’art contemporain décolle en Afrique. Bruce Clarke, un de ses plus brillants représentants, expose au Musée des Arts derniers dans le Marais à Paris. Une œuvre qui jette un regard universel sur l’homme africain. Entretien avec l’artiste.
Quel est le message de votre œuvre ?
Si je disais qu’il n’y pas de message principal, cela vous étonnerait. Mes oeuvres évoquent un certain nombre de situations de l’histoire plus ou moins contemporaine : quand on voit un tableau, il suggère des messages possibles mais quand on regarde plus près, les images, les mots, on voit que le message n’y est pas… Je travaille sur une décontextualisation. Il y a des mots dans des phrases inachevées, des personnages qu’on ne peut situer géographiquement… Je joue sur cette ambiguïté. Si message il y a, je dirais que je suggère des situations dramatiques pour susciter la réflexion personnelle du spectateur, mais c’est à lui de tirer, éventuellement, son propre message.
Un tableau n’explique pas une situation, toujours d’une complexité inouïe, mais suggère au spectateur de creuser, de chercher plus loin. Un tableau est à la fois un rectangle encadré accroché à un mur et, bien plus que cela, une fenêtre vers un ailleurs. La vraie action est ailleurs. Bref j’essaie de ne pas me tromper sur l’utilité et d’être conscient des limites d’un tableau.
Votre technique rejoint ce rapport engagé mais lucide au réel ?
Ma technique est celle de la figuration critique. Je travaille en couches, couches métaphoriques de sens et couches réelles, de collage, de transparences qui font apparaître ou disparaître ce qui est derrière. On ne sait pas ce que je veux mettre en avant, je maintiens une frustration, une ambiguïté de la lecture car on ne peut tout déchiffrer, ce qui oblige le spectateur à chercher hors du tableau, à l’extérieur. Les clés ne sont pas dans le tableau.
Vos tableaux sont paradoxaux : on y voit à la fois quelques chose d’universel et en même temps de très africain. Est-il question de l’homme africain dans vos tableaux ? Une couleur noire domine comme si l’Africain était noir en soi ?
Je peins des personnages noirs avec de la peinture blanche. J’utilise des contrastes avec le blanc. Le noir est le produit d’ombres et de jeux de blancs. L’Afrique est ainsi : beaucoup plus mélangée que ce que l’on croit. Et la société sud-africaine en est le reflet. Moi-même je suis Blanc et Africain.
Mes œuvres suggèrent aussi des rapports de dominations dans les rapports Nord-Sud. Mais le sud, ce n’est pas que les Noirs et le Nord que les Blancs.
Quelque part, mon œuvre répond au discours des tenants, comme le président Sarkozy, de l’absence de l’homme africain dans l’histoire. Figurer l’homme africain, dès lors qu’il y a une figuration de personnages hier invisibles, c’est le début d’une histoire. L’art africain fait l’histoire, lui aussi…
Pour moi, indirectement, un des enjeux de la peinture est de montrer ce qui était occulté jusque là : l’esclavage a perduré car, fondamentalement, on l’a maintenu invisible aux habitants du nord et des méttropoles. Figurer, représenter, c’est déjà dénoncer et condamner l’inacceptable. Ainsi, l’apartheid marchait sur l’invisibilité de l’autre : pendant l’apartheid, les Blancs grandissaient à côté des ghettos noirs sans jamais les connaître, surtout ils ignoraient les conditions de vie des travailleurs noirs. Idem des camps de concentration pendant la deuxième guerre mondiale que l’on n’a figurés, représentés qu’ultérieurement. Je me dis parfois : une image vaut parfois 1000 mots. Mais cette figuration peut concerner une œuvre littéraire.
Croyez vous à l’art engagé ?
Ce n’est pas avec une œuvre d’art qu’on change le monde. L’essentiel est pour moi de reconnaître les forces contre lesquelles il faut se battre. On vit dans une société très mystificatrice qui nous donne l’illusion qu’on peut tout changer alors que le monde est de plus en plus complexe : on ne sait plus à qui s’attaquer.
Ceci dit, il est important que l’artiste ne soit pas désengagé, qu’il dise qu’il n’a rien à dire ou qu’il se dise indifférent. Il ne faut pas baisser les bras.
Le destin de l’Afrique m’importe évidemment et mon travail s’inscrit dans les méandres et les ruptures de l’histoire : par exemple, je travaille depuis plusieurs années au Rwanda à une œuvre qui sortira de terre en 2014, « le Jardin de la mémoire », pour les 20 ans du génocide.
Je pense surtout que si l’artiste est engagé, il doit l’être de manière informée. Les causes humanitaires ne sont pas pour moi un véritable engagement. Chanter contre la faim dans le monde, ce n’est pas la même chose que de voir un artiste créer une Fondation qui crée des emplois locaux ou un artiste devenir Président comme à Haïti car au moins, ils risquent un engagement et ont décidé d’affronter la complexité du monde. Mais en cela ils ne sont déjà plus artistes.
Comment va l’Afrique du sud aujourd’hui ?
Tout a changé, rien n’a changé. Une libération psychologique, politique a eu lieu, mais réellement, rien n’a changé. Certes, une bourgeoisie noire a émergé mais elle reste minoritaire par rapport aux Blancs. Et il y a toujours aussi peu de Blancs très pauvres.
Un des ministres de la période du « Grande apartheid », à la fin des années 50, avait dit que dans ce système, ils allaient mettre tellement de cadenas et de verrous qu’on ne corrigerait jamais le système. Force est de reconnaître que socialement, le système de l’apartheid reste en place. On n’a toujours pas su régler le problème des ghettos noirs : Soweto, le plus célèbre township, compte aujourd’hui 3 à 4 millions d’habitants à 25 km de Johannesbourg avec des camps de squatters de 2 millions de personnes. Le sytème de transport relie les grandes villes mais laisse les ghettos isolés. Bref, rien n’a changé, tout a changé…
Propos recueillis par Michel Taube
Exposition Who’s afraid ? de Bruce Clarke, jusqu’au 15 novembre, Musée des Arts derniers, 28, rue St-Giles 75003 Paris. Tél : 01 44 49 95 70