Le 9 janvier 2012, à quelques jours du 1er anniversaire de la révolution du jasmin, la nomination de personnalités proches du régime déchu, décidée unilatéralement par le premier ministre Hamadi Jebali a provoqué la colère des journalistes. Un retour à l’ère Ben Ali ?
Mohamed Tayeb Yousfi, désigné directeur général de l’agence Tunisie Afrique presse, a été attaché de presse sous différents ministères depuis 1989. Faouzia Mezi et Monji Gherbi, à la direction du quotidien La Presse, se sont distingués sous les années Ben Ali par leur zèle à museler la presse, en lui imposant la publication d’articles hautement favorables à l’ancien dictateur.
Journalistes en résistance
La multiplication des sit-ins de journalistes, dans les grandes villes du pays, a néanmoins poussé le gouvernement à annuler ces nominations. Alors que la Tunisie souffle la 1re bougie de sa révolution, le processus électoral, unanimement salué, a prouvé que le printemps arabe pouvait éviter l’impasse d’une révolution sans lendemain. Certes, depuis janvier, les langues et les plumes tunisiennes se sont déliées, mais la révolution des médias a encore du chemin à parcourir.
Dans le pays en transition, l’ombre des partisans du régime plane toujours sur la vie publique. Alors que le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), parti du président déchu, a été dissous (et ses anciens membres théoriquement interdits de se présenter aux élections), les espoirs se sont portés sur les représentants de l’alternative politique, apparemment florissante.
Du neuf avec du vieux ?
La multiplication des listes indépendantes est cependant trompeuse. Symptomatique de la crise de confiance envers les partis historiques dans un paysage politique en recomposition, elle a déçu en portant au pouvoir d’anciens proches du RCD, tel l’ancien ministre de la Défense Kamel Morjane. Nombre d’autres candidats n’ont pu faire campagne faute de financement.
Les principaux leaders d’opposition sont les mêmes qu’en 1987, il paraît donc difficile pour les partis tunisiens de se renouveler. De même, la sacralisation de la révolution dans les discours et la rhétorique démocratique adoptées par les médias, peinent à faire oublier les compromissions du passé.
Le niveau de confiance des Tunisiens dans leur classe politique et leurs médias est resté faible. Mouna, diplômée de master et au chômage, est explicite : « J’ai cherché à voter pour quelqu’un qui soit propre »… sous-entendu : pas pour un programme. Or, dans cet État postrévolutionnaire, trouver quelqu’un qui soit parfaitement honnête est une gageure après des années de petits arrangements troubles avec la loi.
Pour certains, la révolution politique s’est accompagnée d’une révolution linguistique et l’étroit périmètre où était confinée la liberté d’expression a volé en éclats. Pour d’autres, le jugement est sans appel : « En Algérie ils ont tué des journalistes. En Tunisie, ils sont allés encore plus loin : ils ont tué la profession de journaliste ».
Plus optimiste, Lotfi Hidouri, rédacteur en chef du journal Al Farj, explique la culture de l’autocensure et le manque de respect déontologique de la profession comme une conséquence de l’oppression de la presse.
Une lueur d’espoir sur les ondes
Si le contenu du discours change progressivement avec le travail fourni pour instaurer de nouvelles pratiques, les canaux de diffusion de l’information se sont peu renouvelés. L’encadrement juridique des activités liées aux médias est assuré, depuis mars 2011, par l’Instance nationale pour la réforme et l’information (INRIC), mais il reste incomplet. En effet, ses pouvoirs limités et son budget, contrôlé par le gouvernement, ne laissent que peu de marge de manœuvre aux tentatives d’assainissement du paysage médiatique.
Les grands médias privés, épargnés par la critique, sont en effet toujours entre les mêmes mains. Chez Hannibal TV, le patron reste Larbi Nasra, ancien proche de Leïla Trabelsi. Nessma TV a conservé son conseiller spécial, Fehti Houidi, ministre de la Communication sous Ben Ali. Quant à la presse nationale, ses cadres dirigeants sont renouvelés au compte-gouttes et dans la plus totale opacité.
Dans ce paysage médiatique encore sclérosé, les radios semblent être le moteur du changement. Alors qu’aucun nouveau quotidien n’a su s’imposer et que la création de 5 nouvelles chaînes de télévision n’a été autorisée que fin octobre, c’est dès le mois de juin 2011 que les émissions de Radio Kalima ont pu être officiellement diffusées. Fondée par la journaliste Sihem Bensedrine, Radio Kalima incarne la difficulté qu’a le système médiatique tunisien à réintégrer les médias alternatifs d’opposition. Il a ainsi fallu six mois et la grève de la faim de son directeur, Omar Mestiri, pour obtenir une licence de diffusion officielle… limitée à la région du grand Tunis.
Les réseaux sociaux : tout et son contraire
Depuis longtemps déjà, internet est devenu la source d’information privilégiée des Tunisiens. A l’image de Mariem, qui avoue ne pas lire les journaux mais s’informer via les contenus postés par ses amis, les bloggeurs ont vécu la révolution au son du slogan : « la jeunesse n’a pas besoin de pseudo-journalistes, elle est LE média ».
Pourtant, les réseaux sociaux sont un outil à double tranchant. Aux heures les plus incertaines de la révolution, ils servaient autant à transmettre les messages de mobilisation qu’à démentir ou créer des rumeurs. Or, la culture du net-bricolage, faite de montages vidéo, photo ou tribunes d’opinions, pâtit du manque de recul critique.
La campagne de Nessma TV, contre la diffusion du film Persépolis, menée sur les réseaux sociaux puis relayée dans les médias traditionnels, est emblématique des risques engendrés par la puissance de ces nouvelles sources d’information dans le débat public. La rumeur du web peut vite se muer en opération de désinformation « naissante, versatile, sensible aux rumeurs, facilement manipulable».
Malgré les chausse-trappes et les détours, les modalités du débat public se renouvellent peu à peu en Tunisie. L’arbre pourri du régime a beau avoir été abattu, ses racines ont creusé profond et la société tunisienne, qui travaille au rétablissement de la démocratie, pourrait bien s’y prendre les pieds.
Emma Ghariani