La justice tunisienne connaît de nombreuses failles, héritées du précédent régime, qui devront être résorbées si la Tunisie veut rendre justice aux victimes des crimes du passé. Eric Goldstein, chargé du Moyen-Orient et de l’Afrique du nord à HRW, précise : « la torture était endémique dans les prisons tunisiennes pendant les 23 ans de présidence de Ben Ali qui ont ruiné l’existence de milliers de personnes. Poursuivre efficacement les personnes coupables de torture exige un cadre judiciaire adéquat ainsi que la volonté politique d’en finir avec l’impunité. »
Si le crime de torture est inscrit dans le droit tunisien depuis 1999, il faut espérer que l’Assemblée nationale constituante, élue le 23 octobre dernier, « harmonisera, poursuit Mr Goldstein, le droit tunisien avec le Statut de Rome de la Cour pénal internationale en intégrant les crimes contre l’humanité, les crimes de guerre et le génocide dans les lois tunisiennes existantes (…). L’Assemblée devrait aussi inclure dans le droit tunisien les diverses formes de responsabilité criminelle énoncées dans le droit pénal international. »
Certes, le gouvernement provisoire a réformé le système judiciaire militaire, en créant une juridiction d’appel, en incluant des représentants de la justice civile dans les tribunaux militaires, en rendant les décisions prises par le juge d’instruction militaire révisables par les cours d’appels de la justice civile et en augmentant l’indépendance du procureur militaire face au ministère de la Défense. Mais, les tribunaux militaires n’ont, au regard du droit international, légitimité à ne juger que des infractions militaires. Et le Comité des droits de l’homme de l’ONU somme les États de la Convention contre la torture et autres peines ou traitement cruels, inhumains ou dégradants, à juger le personnel militaire inculpé dans des tribunaux civils.
Human Rights Watch appelle les autorités tunisiennes à faire juger les crimes commis sous l’ère Ben Ali par des juridictions civiles. Elle les encourage vivement à faire siennes les critères internationaux de procès équitable, notamment en donnant aux inculpés la possibilité de préparer leur procès. Elle rappelle les principes de responsabilité du supérieur hiérarchique, selon lequel un supérieur est pénalement responsable dès lors qu’il a eu ou qu’il aurait dû avoir connaissance du crime, même s’il ne l’a pas ordonné lui-même ; et de non-rétroactivité qui exprime la nécessité de rendre justice à partir du droit actuel et pas celui de l’époque à laquelle a été commis le crime. HRW rappelle que les crimes les plus graves, dont les actes de torture, ne connaissent pas de prescription.
Dans ce contexte de transition, tout le système judiciaire tunisien est à réformer.
Reste le cas Ben Ali. Pour le moment, les autorités tunisiennes ne prévoient pas d’exiger l’extradition de l’ancien président, aujourd’hui installé en Arabie saoudite. Certes, le président déchu a rapidement été condamné par contumace pour divers crimes : détournement de fonds, possessions de drogues prohibées. Il a été inculpé du meurtre de manifestants pendant les jours précédant sa chute et a déjà écopé d’un total de 60 années de prison. Mais, Hamadi Jebali, le chef de gouvernement, répète à l’envi que l’extradition de Ben Ali ne constitue pas une priorité des autorités provisoires. Pourra-t-on rendre justice aux victimes et solder les comptes du passé sans juger le chef du régime déchu ? La réconciliation nationale n’est-elle pas à ce prix ?
Farida Cherfaoui