L’actuel président de la République tunisienne Moncef Marzouki dénonce, dans un entretien donné le 9 septembre au quotidien français Le Figaro, l’image actuelle de son pays en France et en Europe. « La Tunisie ne plonge pas dans l’islamisme », proteste le président.
Il regrette que des méfaits isolés commis par des salafistes, pourtant si minoritaires dans le pays, aient un tel écho dans la presse occidentale alors qu’ils ne reflètent en rien, selon ses dires, la réalité de la Tunisie.
Nous partageons l’analyse de l’actuel président sur le fait que la Tunisie n’est pas un pays islamiste. La société tunisienne est d’ailleurs la plus avancée du monde arabe en matière de libertés des femmes, de niveau d’éducation des jeunes et de liberté tout court. C’est certainement pourquoi le printemps arabe a été déclenché en Tunisie et non ailleurs.
Des violences à répétition
Mais nous ne pouvons suivre le président Marzouki sur l’excès de publicité donné à des agissements récurrents et répétés menés par des groupuscules salafistes dans toute la Tunisie. Ses protestations sont aussi suspectes que si l’on s’était offusqué en décembre 2010 de l’immolation d’un certain Mohamed Bouazizi à Sidi Bouzid. Ce « fait divers » à l’époque fut tout simplement le bruissement d’aile de papillon qui déclencha la révolution tunisienne un mois après et le printemps arabe dans la foulée.
Tous les actes de violence sont aujourd’hui répréhensibles. Et ce qui inquiète, c’est la systématicité, la répétition de ces faits commis par les salafistes. Et le silence, le laisser-faire de la police et du gouvernement dirigés par les islamistes d’Ennahda signifient de plus en plus une forme d’approbation par le pouvoir en place de ces agissements… et des valeurs conservatrices et contre-révolutionnaires qu’ils portent !
Que le gouvernement arrête les salafistes ayant commis des violences
Pour expliquer ou justifier, son alliance avec les islamistes, sortis vainqueurs, rappelons-le, du vote historique du 23 octobre 2011 qui élit l’actuelle Assemblée constituante, Moncef Marzouki explique que Ennahda est l’équivalent islamiste de la démocratie chrétienne, « qu’il y a un spectre islamiste très large et que l’islamisme, pour une large part, est soluble dans la démocratie. Ma mission est de les arrimer aux valeurs démocratiques. C’est la raison pour laquelle je continue à coopérer avec Ennahda, sachant aussi que la frange salafiste est irrécupérable. »
Si le pari du président est fondé, et nous voulons le croire (même s’il n’est pas sûr que Ennahda soit un parti centriste comme le fut la démocratie chrétienne), il suffit d’une chose simple : que le gouvernement ordonne à la police (que l’on sait si puissante dans ce pays) l’interpellation et l’arrestation de la centaine de salafistes qu’on a vu se déplacer tout au long de l’été pour commettre violences et intimidation contre des artistes, des médias, des hôtels ou d’autres rassemblements.
Une jeunesse menacée
L’enjeu est de taille : il y a juste un an, le G8 s’engageait à débloquer des milliards de dollars pour la Tunisie à condition qu’elle confirme sa promesse démocratique. Aujourd’hui bon nombre d’investisseurs s’inquiètent franchement de la tournure des événements et hésitent à investir dans le pays.
L’avenir de la jeunesse tunisienne se joue actuellement et le naufrage de 78 jeunes au large de Lampedusa la semaine dernière ravive la violence et le désœuvrement vécus par cette même jeunesse qui a « dégagé » le dictateur Ben Ali. On a franchement l’impression que le seul vrai adversaire du pouvoir islamiste, ce ne sont pas ses opposants, incapables de s’organiser et de s’entendre sur un modèle alternatif, mais c’est le chômage des jeunes ! Et que ces derniers, pas franchement ravis de la société rigoriste que leurs promettent les islamistes, pourraient bien se réveiller une nouvelle fois comme ils surent le faire en 2011.
L’heure pour les Tunisiens de choisir leur destin
Bientôt deux ans après la chute de Ben Ali, un an après l’élection de la Constituante, l’heure est venue pour la Tunisie de choisir définitivement son modèle de société. Le président Marzouki prononce ces mots dans les colonnes du Figaro : « Le projet d’une société pluraliste, tolérante, où la femme est l’égale de l’homme, une société ouverte sur le monde tout en étant attachée à ses racines n’est pas remis en cause par Ennahda, mais par sa fraction d’extrême droite qui est très minoritaire dans le pays, c’est-à-dire les salafistes. Ce projet est également attaqué par une infime minorité d’extrême gauche qui voudrait nous ramener à la révolution culturelle. Ce projet de société, soutenu par la quasi-totalité des Tunisiens, est en place depuis soixante ans, et s’imaginer qu’il puisse être mis en danger par la déclaration d’un imam ou la manifestation d’une poignée d’illuminés, cela revient à croire qu’on peut changer de place une forêt parce qu’il y a une branche qui bouge. » (souligné par nous)
Mais c’est exactement ce qui s’est passé avec Ben Ali début 2011 et, dans l’autre sens, en Iran après la chute du Shah et l’arrivée de Khomeiny : une simple branche peut mettre le feu à une forêt. Croire que les islamistes ne voudront pas prendre le pouvoir, et pour longtemps, c’est faire preuve de grande naïveté et sous-estimer leur force et leur implantation dans le pays.
Vers un scénario à l’iranienne ?
Trois faits nous inquiètent au plus haut point : Moncef Marzouki reconnaît lui-même que les deux-tiers des gouverneurs nommés depuis un an dans le pays sont des islamistes. Les procès intentés contre la presse (souvent excessive il est vrai) et les pressions sur la liberté d’expression menacent l’esprit même de la révolution tunisienne. Enfin, et surtout, on nous rapporte que les prêches du vendredi dans les mosquées sont de plus en plus retransmis dans les rues des villes tunisiennes où les affaires doivent s’arrêter à ce moment. Dans une société laïcisée comme la Tunisie, plus encore que le projet de loi criminalisant les atteintes au sacré, ce fait prépare selon nous la tentative de coup d’Etat de l’intérieur de la société que tente actuellement le pouvoir islamiste et nous fait franchement craindre un scénario à l’iranienne.
Si la coalition actuellement aux affaires (mais qui de facto laisse les rênes du pouvoir aux islamistes) prolonge de une ou deux années la transition, comme il en est de plus question, nous parions que les islamistes auront gagné et bénéficieront de suffisamment de temps pour « élaguer » la forêt. Et le président Marzouki se verra écarter comme tous les adversaires d’une islamisation du pays.
Michel Taube