Un an après la tenue des premières élections démocratiques dans un des pays de la révolution arabe, le processus constitutionnel en Tunisie rencontre de nombreuses difficultés et semble enlisé dans la rédaction de la Constitution, alors que se multiplient les signes d’une inquiétante montée des violences politique et religieuse.
Le 23 octobre 2011, la Tunisie amorçait sa transition démocratique en organisant les premières élections libres depuis la Révolution et la chute du régime de Ben Ali le 14 janvier 2011. Ces élections aboutissaient à la désignation d’une Assemblée nationale constituante (ANC) qui, comme son nom l’indique, avait pour mission d’élaborer une nouvelle Constitution dans un délai d’un an. Les Islamistes du parti Ennahda remportaient la victoire et formaient alors une coalition avec les formations de gauche du CPR de Moncef Marzouki et du parti Ettakatol de Mustapha Ben Jafaar pour pouvoir gouverner. Un an après ces premières élections, la nouvelle Constitution de la Tunisie n’est toujours pas rédigée et de nombreuses violations des libertés ont depuis été constatées.
La légalité ambiguë du mandat de l’Assemblée Constituante
Aujourd’hui la question de la légalité et de la légitimité de cette Assemblée Constituante, du gouvernement et de la présidence après le 23 octobre 2012 se pose dans l’opinion publique tunisienne. En effet, l’article 6 du décret n° 2011-1086 du 3 août 2011 énonce que « l’Assemblée nationale constituante est chargée de l’élaboration de la Constitution dans un délai maximum d’une année, à compter de la date de son élection ». Or la valeur et la portée juridique de ce décret font débat parmi les juristes tunisiens. Les députés de l’ANC invoquent ou rejettent ce décret pour évoquer la légitimité juridique de cette Assemblée après le 23 octobre 2012. En revanche, la légitimité politique de l’ANC est fondée par l’engagement moral et formel des acteurs politiques, dont les deux partis de la coalition, Ennahda et Ettakatol, qui ont signé le document de « la déclaration du processus transitoire » du 15 septembre 2011 confirmant la réduction du mandat de la Constituante à un an.
Pour le député Ziad Ladhari du parti Ennahda, interrogé par OI – Opinion Internationale, l’ANC restera légitime car « elle n’a pas de durée déterminée en fonction d’une date mais en fonction d’une mission ». Le député s’appuie sur la petite Constitution votée par la Constituante le 16 décembre 2011 pour justifier cette légitimité. Cette petite Constitution organise le fonctionnement provisoire des pouvoirs publics jusqu’à l’entrée en vigueur de la nouvelle Constitution.
Maya Jribi, députée et secrétaire générale du parti Al Joumhouri, également interrogée par OI exprime une opinion divergente, estimant que l’ANC perdra sa légitimité à cette date d’anniversaire. Elle invoque le décret du 3 août 2011 et l’engagement moral des forces politiques à rédiger cette Constitution dans un délai d’un an. La députée invite à « un débat national pour préserver le pays à travers une légitimité consensuelle » après le 23 octobre, afin d’éloigner le débat sur la légitimité, d’avancer et donner une visibilité aux citoyens tunisiens.
Une Constitution aux détails liberticides ?
Cet imbroglio juridique et la controverse entre les députes de l’ANC et les forces politiques, risquent de ralentir encore l’adoption d’une nouvelle Constitution démocratique, dont le contenu suscite de vives inquiétudes. Le parti islamiste Ennahda a souhaité dans un premier temps introduire la Charia dans la Constitution. Mustapha Ben Jafaar, président de l’ANC, a déclaré récemment dans une interview au journal Le Figaro, que cette menace était définitivement écartée.
Cependant, selon l’organisation Human Rights Watch, dans une lettre aux membres de l’Assemblée constituante du 13 septembre 2012, l’ébauche de la Constitution rendue publique par l’ANC le 8 août dernier a révélé des articles « fragilisant » les droits humains. Ces articles concernent notamment la liberté d’expression avec le risque de criminalisation de toute atteinte au sacré, les droits des femmes avec la notion de complémentarité, la liberté de pensée, de conscience et de religion. Les leviers de bouclier suscitées par ces velléités islamistes ont néanmoins jusqu’ici, semble-t-il, fait reculer leurs rédacteurs.
La montée de la violence politique
Le danger plane plus que jamais sur un processus constitutionnel enlisé. La transition démocratique a en effet connu le grave tournant de la violence politique, le 18 octobre 2012 dans la ville de Tataouine avec le décès de Lotfi Naghd, représentant du parti Nidaa Tounes (l’appel de la Tunisie). Il aurait été attaqué mortellement par des membres de la “ligue de la protection de la révolution de Tataouine”. En cause, son appartenance politique et son adhésion à l’ancien parti du président Ben Ali, le RCD (Rassemblement Constitutionnel Démocratique).
Les partis Nidaa Tounes, Al Joumhouri et Al Massar ont demandé suite à ce lynchage, le limogeage du ministre de l’Intérieur, Ali Laraayedh et le rétablissement de la sécurité pour assurer une transition démocratique pacifique. Les partis d’opposition ont de plus appelé à un sit-in de protestation, le lundi 22 octobre à la place des Droits de l’Homme à Tunis. Après le 23 octobre 2012, l’élaboration définitive d’une nouvelle loi fondamentale, l’organisation d’élections libres et transparentes pour garantir le pluralisme et sauver la transition démocratique sont urgentes afin de repousser le spectre de la violence politique.
Épilogue provisoire de cet épisode constitutionnel décisif pour l’avenir de la Tunisie : dans un communiqué du 14 octobre 2012, les trois partis de la coalition du gouvernement ont indiqué avoir trouvé un accord sur la nature du régime politique qui sera défini dans la Constitution et pour proposer les dates du 23 juin et du 7 juillet 2013 pour la tenue des prochaines élections législatives et présidentielle. Cet accord pourrait être remis en cause à tout moment tant il semble difficile pour les islamistes d’Ennahda et les autres partis de trouver un consensus sur ces questions.
Il revient à présent à la société civile tunisienne de juger de la crédibilité des déclarations des différentes autorités et du gouvernement qui depuis un an, ne tiennent pas leurs engagements. S’opposant et se contredisant quotidiennement en soufflant le chaud et le froid, ils continuent de tolérer des violences extrêmes et les nombreuses violations des droits humains tout en en intimidant les médias, oubliant finalement l’impératif démocratique de leur mission, découlant de la Révolution du 14 janvier pour la liberté et la dignité.
Sarah Anouar