La révolution n’est pas une date mais un processus. Un processus long, souvent difficile. Certains analystes politiques pensent que «si la révolution échoue en Tunisie, elle ne réussira nulle part dans le monde arabe». Ce n’est pas faux. Non pas parce que la Tunisie a été la flamme de ce bouleversement dans la région, mais parce que la Tunisie, malgré les difficultés qu’elle rencontre, a tous les atouts pour réussir. Deux ans après le départ de Ben Ali, où en est-elle?
A trop verrouiller le couvercle de la marmite, elle finit par exploser. C’est ce qui s’est passé en Tunisie. Après des décennies de dictature et de censure politique, le peuple s’est soulevé, les langues se sont déliées, les croyances s’affirment et le spectre de l’extrémisme religieux fait surface dans une Tunisie longtemps épargnée. Il faut dire que «la lutte contre le terrorisme» était le fonds de commerce de Ben Ali. Cette lutte lui a permis d’avoir le soutien de pays dits «démocratiques» pour installer sa dictature. La volonté des Tunisiens de construire un pays démocratique et un Etat de Droit n’est pas sans difficultés. Le défi est grand mais pas impossible à relever.
Tâtonnement politique
La Tunisie a choisi de vivre une transition démocratique en deux étapes. La première a été conduite par un ancien ministre de Bourguiba, Béji Caied Essebsi, et un gouvernement apolitique, des technocrates pour la plupart, dont la mission principale était de gérer les affaires jusqu’à la tenue des élections d’une assemblée constituante, repoussée à deux reprises pour être fixée finalement au le 23 octobre 2011.
La deuxième phase, entamée après les élections, a été menée par une troïka composée d’un parti islamiste modéré, Ennahdha, et deux partis de la gauche laïque, le Congrès Pour la République (CPR) et Ettakatol. Une coalition tripartite inédite, qui a laissé perplexe plus d’un. Après avoir enclenché le changement dans le monde arabe, la Tunisie réinvente les alliances politiques.
Ennahdha à la tête du gouvernement, la présidence de la république pour le CPR et l’Assemblée Nationale Constituante (ANC) pour Ettakatol. Un partage des pouvoirs en trompe l’œil, puisque le véritable décideur reste le parti islamiste : la Présidence de la République a des prérogatives très limitées, et dans l’hémicycle, Ennahdha mène souvent la danse, conduisant même à la division dans les rangs de ses deux alliés : un an après les élections, le CPR et Ettakatol ont perdu respectivement 14 et 8 sièges.
Cette alliance « contre-nature » aura tenu quelques mois avant de voir de véritables fissures entre Ennahdha et ses deux alliés .Mais les raisons de la dissension semblent être moins idéologiques que politiques. En effet, exclus des décisions clés, les deux partis se rendent compte que leur poids dans la troïka est faible. Les désaccords s’affichent, et le CPR ne cesse, depuis plusieurs semaines, de demander un remaniement ministériel. Plus récemment, le budget de la présidence a été rejeté par les députés de l’Assemblée, laissant ainsi planer un désaccord profond au sein de la troïka.
Mais outre le rendement peu convaincant de la troïka, l’ANC, qui n’a pas tenu un de ses engagements majeurs qu’est la limitation de la durée de son mandat à un an, constitue l’une des déceptions de cette phase de transition.
Une «erreur historique» a fini par avouer Yadh Ben Achour sur un plateau TV au mois de décembre 2012. Juriste renommé, c’est lui qui a concocté son mode de scrutin alors qu’il présidait la Haute instance pour la réalisation des objectifs de la révolution en 2011, une commission pour la réforme politique, créée au lendemain de la chute de Ben Ali.
Même constat amer chez celui qu’on surnomme le doyen des militants des droits de l’homme, Ali Ben Salem, qui affirme dans une interview publiée par l’hebdomadaire arabophone Assabah Al Ousboui lundi 26 décembre que « les députés de l’Assemblée constituante pouvaient rédiger la nouvelle Constitution sur la base de celle de 1959 et réviser quelques articles. Ils ont perdu beaucoup de temps. Leur désir est plus de gagner de l’argent facile ».
Le brouillon de la Constitution, objet d’un débat national dans les régions depuis le 23 décembre 2012 et jusqu’à la mi-janvier, a déjà récolté les critiques des hommes de droit et des experts juridiques, à l’instar de Sadok Belaid, ancien Doyen de la Faculté de Droits de Tunis qui parle de «lacunes dans l’élaboration et la méthodologie». Mais au-delà du politique, l’urgence est sociale en Tunisie.
Urgence sociale
La Tunisie compte 665 000 sans-emploi et un taux de chômage de 17% au mois de décembre 2012 (Chiffres Institut National des Statistiques). Pour certaines régions, le taux de chômage dépasse les 40%, c’est le cas à Tataouine (51% selon l’INS). La catégorie la plus touchée par le chômage est celle des diplômés de l’enseignement supérieur. Le pourcentage des diplômés chômeurs a augmenté de 150% en seulement 5 ans (175 000 en juin 2012).
Une situation inquiétante et révélatrice des limites de la stratégie de la croissance économique prônée par la Tunisie. D’ailleurs il serait absurde d’oublier que les mouvements sociaux ont été le moteur de la révolution tunisienne. Les revendications sociales ont rejoint les aspirations de justice et de libertés, et l’ennemi était commun : Ben Ali. Aujourd’hui qu’il est parti, les divisions sont apparues. Et les débats idéologiques et identitaires ont fait oublier l’essentiel. Le développement économique et le développement régional demeurent les grands absents de cette transition.
Ainsi, il est utile de rappeler que les grèves et protestations ne se sont jamais arrêtées dans plusieurs régions de l’intérieur durant ces deux années, la fin de l’année 2012 a connu une accentuation des protestations contre le chômage. A la fin du mois de novembre, le gouvernorat de Siliana (120 km au sud-ouest de Tunis) est devenu un théâtre d’affrontement avec les forces de l’ordre. Les habitants de la région se révoltent contre « l’inaction » du gouvernement et demandent le départ du gouverneur qu’ils jugent « incompétent » ainsi qu’un plan de développement économique.
Conscient que Siliana n’est pas la seule région à souffrir, le président de la République Moncef Marzouki a réagi au bout de quatre jours d’émeutes pour apaiser les tensions et il a suggéré au passage un remaniement ministériel pour une action publique plus efficace.
Ce remaniement gouvernemental, en gestation depuis plusieurs semaines, serait annoncé le 14 janvier, selon Lotfi Zitoun, conseiller du Premier ministre.
La Tunisie souffre de problèmes structurels et «il n’y a pas de baguette magique », nous dit le gouvernement pour justifier l’échec de son tâtonnement et son «bricolage» pour apaiser les tensions sociales. Mais comme le disait Ernest Hemingway : «Ne jamais confondre mouvement et action», et la Tunisie a besoin de véritables actions. Pour ceux qui se sont soulevés contre l’injustice sociale et les inégalités régionales, ces deux ans d’attente, sont deux ans de trop.
Sarah Ben Hamadi