Monsieur Habib KHEDER, vous êtes le rapporteur général du projet de Constitution au sein de l’Assemblée Nationale Constituante (ANC). Vous êtes juriste, universitaire depuis 10 ans et avocat près de la Cour de Cassation depuis 12 ans, élu d’Ennahdha (parti islamiste). Un avant-projet est soumis actuellement à la discussion avec les Tunisiens dans le cadre d’un « Dialogue national ». Les élus de l’ANC rencontrent les Tunisiens pour écouter leurs commentaires et leurs contre-propositions. C’est notamment le cas en France pour les Tunisiens de métropole. A quoi servent ces débats ?
Le 8 août 2012, une première version avait été adoptée puis les 6 commissions constitutionnelles ont travaillé pour aboutir à un avant-projet le 14 décembre. C’est ce projet qui est aujourd’hui discuté. Seule la Commission sur les pouvoirs exécutif et législatif n’a pas encore trouvé de consensus et continue ses travaux.
A présent, les députés sont à l’écoute des Tunisiens dans le cadre de dizaines de débats publics. Un conseiller de la Constituante établira un rapport général de ce Dialogue national qui sera soumis au comité de coordination et de rédaction de la Constitution, présidé par le président de l’Assemblée Nationale, Monsieur Moustapha Ben Jafaar, et dont je suis le vice-président. Parallèlement, les députés eux-mêmes formuleront leurs remarques et leurs propositions sur ce texte dans un deuxième rapport. Ces rapports nourriront les travaux de rédaction finale de la Constitution. Chaque article sera soumis à un vote de l’assemblée plénière qui nécessitera la majorité absolue pour être intégré dans le texte final avant le vote solennel de ce dernier qui nécessitera une majorité des deux-tiers.
Quels sont l’économie et l’esprit généraux de cet avant-projet ?
Cet avant-projet est le seul fruit de travaux en commissions. Il n’y a pas encore d’orientation générale officielle adoptée en plénière par l’ensemble de l’ANC. Cependant, on peut dire que, selon l’ensemble des élus de l’Assemblée, ce texte vise à permettre d’éviter le retour à la dictature, l’omnipotence d’un seul homme et à assurer les droits et les libertés. Nous espérons répondre aux attentes du peuple tunisien et être à la hauteur de sa révolution. Ceci dit, en l’état du texte, un bon nombre de mentions méritent d’être améliorées voire supprimées.
Quelle place tient l’Islam dans le projet ? Il y est fait souvent mention.
L’Islam y tient la même place que dans les précédentes Constitutions tunisiennes. Nous conservons à la lettre l’article 1er de la Constitution de 1959 qui stipule clairement que l’Islam est la religion de l’État. Lors de la séance plénière du 16 février 2012, tous les groupes politiques représentés à l’ANC ont présenté leur vision générale de l’État et tous ont insisté sur la place centrale de l’Islam. Je sais bien que certains considèrent que l’État est une personne morale qui n’a pas de religion. Mais telle n’est pas la conviction de l’immense majorité des Tunisiens.
J’ajoute qu’il n’y a pas de contradiction entre religion d’État et État civil, principe affirmé avec la même force dans le projet de Constitution (en préambule et dans l’article 148 sur les dispositions qui ne pourront être abrogées par la suite).
Le choix entre un régime parlementaire et un régime présidentiel n’est pas encore tranché puisque la commission compétente n’a pas terminé ses travaux. Ceci dit, quelle orientation se dessine, selon vous ?
La tendance générale est que les trois membres de la troïka qui gouverne aujourd’hui sont pour un régime mixte qui s’apparente au régime du Portugal. Le président de la République sera élu par le peuple, cela semble acquis. Mais ses pouvoirs, ses relations avec le premier Ministre sont encore en discussion. Nous allons vers un régime mixte, à la tunisienne, qui tienne compte de nos spécificités et, notamment, de notre histoire, trop souvent marquée par la domination d’un seul homme. Nous devons aussi veiller à un régime qui fonctionne correctement dans les faits.
D’aucuns s’inquiètent de l’affaiblissement des droits humains comme fondement et clé de voûte de la Constitution. Par exemple, l’article 15 de l’avant-projet stipule clairement que la Constitution sera supérieure aux conventions internationales. Or ce sont les États qui subordonnent leur droit interne au droit international qui respectent le plus les droits humains. Et pour cause puisque ce sont souvent les États qui portent atteinte aux libertés individuelles…
L’article 15 peut être reformulé car il pourrait laisser croire que les engagements antérieurs de l’État pourraient ne pas être tenus, ce qui n’est nullement notre intention. Ceci dit, nous affirmons clairement que la Constitution sera supérieure aux conventions internationales, ce que l’on retrouve dans de nombreux pays.
A titre personnel, je veux dire que sur le fond, l’universalité des droits de l’homme avait été utilisée dans la réforme de la Constitution tunisienne par Ben Ali en 2002 comme un camouflage pour faire passer d’autres dispositions qui renforçaient la dictature et elle n’avait pas fait l’objet d’un débat national. L’universalité des droits humains doit prendre en compte les spécificités culturelles et religieuses du peuple tunisien.
La Tunisie a ratifié les Pactes Internationaux des Nations Unies sur les droits civils et politiques et économiques et sociaux mais elle a formulé des réserves sur certaines clauses contradictoires avec des règles religieuses et culturelles qui nous sont propres. Je ne prendrai que pour exemple la convention internationale contre les discriminations faites aux femmes : le statut personnel de la femme a repris à la lettre des dispositions coraniques en matière d’héritage qui prévoient que les parts de l’homme ou de la femme peuvent ne pas être égales dans certaines situations. De même, les droits culturels sont basés plus sur les spécificités culturelles que sur une universalité.
L’article 16 affirme le droit à la vie et prévoit clairement la possibilité d’appliquer la peine de mort ?
Dans la commission des droits et libertés, des membres ont proposé que la Constitution abolisse la peine de mort. D’autres que la peine de mort soit clairement prévue dans son texte. Avec la version retenue par la majorité, la société pourra s’orienter soit vers le maintien soit vers l’abolition de la peine de mort, sans qu’il faille réformer la Constitution.
J’ajoute qu’un tel enjeu nécessite un débat national. Or l’heure est à d’autres questions fondamentales sur le régime que veut se donner la Tunisie.
Les Tunisiens binationaux ne seraient-ils pas pleinement des Tunisiens : un binational ne pourra se porter candidat à la présidence de la République ?
Dans la version actuelle, un binational ne pourra être candidat. Mais certains proposent qu’un Tunisien binational ou multinational puisse se porter candidat s’il s’engage à renoncer à ses autres nationalités, soit au moment de sa candidature, soit au moment de son éventuelle élection. Je sens que la question n’est pas actuellement tranchée ni un sens ni dans l’autre.
L’Assemblée Nationale Constituante a adopté en décembre un projet de loi qui instaure une nouvelle Instance chargée d’organiser les prochaines élections. Cette loi est fortement décriée car elle porte atteinte à l’indépendance de cette Instance appelée l’ISIE (Instance Supérieure pour l’Indépendance des Élections) en la soumettant largement au gouvernement. Or l’avant-projet de Constitution instaure une telle Instance en garantissant constitutionnellement son indépendance, notamment financière. La loi récemment votée serait-elle potentiellement inconstitutionnelle ?
Si nous constatons que la loi actuelle contrevient au texte constitutionnel qui sera finalement adopté, il faudra la réviser.
Le projet final de Constitution sera-t-il soumis à référendum ?et dans quel délai ?
Le référendum est un vote démocratique mais si l’ANC vote à la majorité des deux-tiers la Constitution qui lui sera soumise, au terme d’un si long processus contradictoire et public, le référendum sera inutile et nous considèrerons la Constitution comme adoptée. Nous travaillons sur l’idée du consensus.
Nous espérons que le vote solennel de l’Assemblée nationale constituante aura lieu d’ici la fin du printemps 2013.
Propos recueillis par Michel Taube à Paris