L’avant-projet de la nouvelle Constitution tunisienne a soulevé plusieurs zones d’ombres et d’interrogations au sein des académiciens et de la société civile en Tunisie. Présentée et discutée une première fois au mois d’août dernier, le projet de la nouvelle Constitution a été remis sous la loupe des experts mardi dernier et sera décortiqué durant deux mois par la société civile et notamment une pléiade de juristes et les élus de l’Assemblé Nationale Constituante (ANC) avant son adoption finale.
Après un « Projet du Brouillon de la Constitution » en août 2012, l’ANC a présenté en décembre dernier la seconde étape de la procédure d’écriture de la nouvelle Constitution tunisienne qui est «l’Avant-projet de la Constitution ».
En attendant l’avant dernière phase «Projet de Constitution» et l’adoption finale de ce projet, OI – Opinion Internationale Tunisie a donné la voix à certains académiciens et juristes tunisiens afin de mieux comprendre quelle est leur interprétation et leur appréhension de l’avant-projet.
« La suprématie du caractère «Etat civil» doit rester indiscutable »
Lors de la dernière concertation en date sur l’avant-projet de la nouvelle Constitution, le mardi 15 janvier 2013 à l’ANC, le Secrétaire général de l’Académie Internationale de Droit constitutionnel, M. Ghazi Ghrairi s’est surtout penché sur la question de l’Etat civil : « La Tunisie a été considérée comme un Etat civil depuis son indépendance. D’ailleurs, elle est le seul pays arabe civil. Je tiens à rappeler que le caractère civil de l’Etat atteste que l’Etat tient sa légitimité de la volonté du peuple et de sa souveraineté. L’Etat civil est une démarcation des Etats religieux, tribaux, confessionnels ou militaires. Or, dans l’avant-projet de la nouvelle Constitution, j’ai noté une omission et surtout une zone d’ombre quant au caractère civil de l’Etat. L’article relatif à cette caractéristique stipule : «…dans le but de construire un régime républicain démocratique, participatif où l’Etat sera civil fondé sur les institutions. » Selon moi, celui qui a rédigé le texte a pour objectif la constitution d’un Etat civil alors que la Tunisie l’est déjà ! Je rajouterai que les objectifs constitutionnels sont une catégorie moindre par rapport aux affirmations du texte. Ils sont, d’ailleurs de moindre valeur chez les juges. Il y a une grande dissimilitude entre une déclaration et un objectif, ce qui fragilise le principe fondamental de l’Etat Civil ».
Dans le même contexte, le professeur de sciences politiques, M. Hatem M’rad souligne qu’il y a eu un consensus entre les islamistes et les laïcs sur l’ancien article 1 de la Constitution de 1959 qui définit la nature générale de l’Etat, et qui est reproduit comme suit : « La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain, sa religion est l’islam, sa langue est l’arabe et son régime est la république ». Les partis laïcs, relayés par la société civile, auraient souhaité ajouter le caractère civil de l’Etat. Mais celui-ci existe déjà dans le Préambule qui a une valeur constitutionnelle ainsi qu’à l’article 148. M. Hatem M’rad ajoute que la reproduction de cet article, qui avait divisé déjà les élites traditionnelles et modernistes lors de l’élaboration de la Constitution de 1959, est le maximum que les islamistes, majoritaires à l’Assemblée, puissent concéder aux modernistes. Les modernistes et les islamistes savent qu’on peut aussi interpréter cette disposition de manière favorable à la loi de la Chariaa, dans certaines questions, sur laquelle se basent parfois les tribunaux tunisiens ».
«La forme doit être révisée»
Un autre aspect de l’avant-projet de la Constitution est aussi à revoir selon M. Slim Laghmani, professeur de droit constitutionnel, à savoir la méthodologie et la cohérence du texte dans plusieurs articles : « pour commencer, les chapitres sont enchevêtrés et entremêlés. Les articles ne sont pas, non plus mis dans le bon ordre. Je citerai, à titre d’exemple, un chapitre sur les Droits et Libertés dans lequel on devrait retrouver tous les droits et libertés, alors que certains se retrouvent dans plus d’un chapitre ou dans un chapitre qui n’a rien à voir avec le sujet. Les libertés individuelles sont disloquées et entrecoupées par des droits politiques relatifs aux partis et associations.
Par ailleurs, et dans un autre contexte, dans l’article portant sur l’identité de l’Etat, on parle de constantes de l’Islam… » J’ai un souci avec ce terme, confie M. Slim Laghmani, car les constantes des Chiites ne sont pas celles des sunnites, celles des Malekites ne sont pas celles du wahabisme… Selon moi, il est dangereux de parler de constantes de cette manière. C’est même très grave car cela prête à confusion ! En outre, je conteste l’emploi du mot «rivalité et affrontement politique ». Cet emprunt physique n’est pas clair et moins ambigu. Il est plus judicieux de le changer par un qualificatif plus utilisé comme «compétition politique». »
« L’égalité devant la justice est un droit citoyen et non civil »
En abordant la question de l’égalité devant la justice, le professeur Laghmami tient à préciser que « c’est un droit civil et non pas un droit citoyen ». Quant à la grande polémique qui porte sur l’article 15 qui stipule que « l’Etat tunisien respecte la déclaration universelle des droits de l’Homme tant qu’elle n’est pas en contradiction avec la Constitution », il estime que cette formulation est floue et n’a pas de sens : «Soit on respecte les conventions internationales parce qu’on les a ratifiées, et si on les a ratifiées, c’est qu’elles doivent être conformes à la Constitution, soit on dénonce leur contenu, et dans ce cas là, il faudra suivre une procédure particulière du droit international », a-t-il rajouté.
Sur le droit de circuler, M. Laghmami insiste sur le fait que ce droit doit être accordé à toutes les personnes et non pas uniquement aux citoyens. Il précise : «Il faut ajouter qu’on n’extrade pas les réfugiés politiques, et qu’on ne remet pas les citoyens tunisiens à un pays étranger. Notre problème avec la Constitution de 1959, c’est qu’elle ait accordée une grande prééminence au pouvoir législatif. Nous aurions aimé qu’il y ait une clause générale de limitation, sous la forme d’un article à la fin de la Constitution, qui définit les objectifs et les conditions des libertés, à savoir la proportionnalité et la nécessité d’une société démocratique avec le rajout d’un paragraphe qui garantit les droits intouchables, même dans le cas d’un Etat d’exception».
Le point de vu de Mustapha Ben Jaâfar, président de l’Assemblée Nationale Constituante
Dans son discours donné en la présence des centaines d’experts et de représentants de la société civile tunisienne, lors de la journée d’étude de l’avant-projet de la Constitution, le président de l’ANC, M. Mustapha Ben Jaâfar a tenu à montrer l’effort fourni et le sérieux des constituants dans l’écriture de la nouvelle Constitution tunisienne, et ce, malgré les critiques acerbes dont font l’objet les travaux de l’assemblée.
Selon ses dires, « l’ANC, malgré les accusations, a essayé d’élaborer au maximum la meilleure Constitution qui soit et qui réponde aux attentes du peuple tunisien […] Quand on écoute ce que disent certains critiques à propos de l’avant- projet de Constitution, on a l’impression qu’ils sont en train de mener une campagne électorale. Quand on entend ce qu’ils disent au sujet de ce travail, on se dit qu’on est grillé […] Mais la vérité n’est ni noire ni blanche […] Il est difficile de surenchérir en matière de droits et de libertés. »
Le président de l’Assemblée nationale constituante a donc défendu le travail effectué par les 217 députés, ajoutant : « N’oublions pas que les députés sont issus du peuple et qu’ils ne sont pas tous experts en droit, chacun est de formation différente, mais cette version de la Constitution n’est pas définitive, et elle est prête à être corrigée »
Selon M. Mustapha Ben Jaâfar, « le but était de rédiger une Constitution la plus fidèle possible aux objectifs de la révolution tunisienne et qu’elle soit en continuité avec l’héritage constitutionnel et l’Etat tunisien moderne. Cet objectif n’est éventuellement pas commun à tous, mais il figure dans le texte constitutionnel et toute critique objective peut retrouver cet aspect de continuité dans la Constitution ».
La Déclaration universelle des droits de l’homme, grande absente du projet de Constitution ?
Pour le président de l’ANC, «nous avons tenu à ce que le texte de la Constitution stipule dans ses principes généraux que la révolution tunisienne a éclaté contre un régime politique et économique incapable de répondre aux besoins économiques et sociaux du peuple, comme le développement et l’emploi, mais aussi ses aspirations de liberté et de démocratie effectives. Nous tenions à donner la priorité aux droits socio-économiques. Le second principe était de garder la place constitutionnelle de la justice. Par la suite, vient le principe de développement de la société et de l’Etat, en y ajoutant les libertés économiques et la nécessité de protéger les richesses naturelles et l’environnement ».
Pour conclure, le président de l’ANC a pointé une des grandes faiblesses du texte actuel : « Nous sommes conscients qu’il y a eu des lacunes qui nécessiteraient une amélioration du texte, par exemple le fait de mentionner explicitement le respect de la charte universelle des Droits de l’Homme et le sens de l’Etat de Droit ».
Malek Oueslati