Atypique est le mot pour qualifier d’emblée Ahmed Mejri, chanteur de rue. Né en 1962 à Tunis, il revendique son appartenance au quartier populaire d’El Ouardia (dans la banlieue sud de Tunis) où il a grandi et où il vit encore aujourd’hui. OI – Opinion Internationale l’a rencontré le 18 janvier 2013 à Tunis pour un retour sur son parcours.
Un chanteur, précurseur d’un style « différent » en Tunisie
Après avoir obtenu son baccalauréat à Tunis en en 1982, Ahmed Mejri travaille une saison d’été au Club Med en tant que G.O à Djerba. Il entame ensuite des études de Lettres à Tunis pour finalement partir très rapidement en France où il passe deux ans de 1984 à 1986. Parti pour continuer ses études à la Sorbonne, Ahmed décroche très vite pour s’intéresser à la musique à travers sa découverte des chanteurs de rue du quartier Châtelet-les Halles à Paris. Il repart ensuite à Tunis où il se retrouve marié et père de jumelles sans avoir d’activité professionnelle. Pour « sauver son avenir », il décide d’entamer en 1987, des études de musique orientale dans un conservatoire à Tunis pour devenir professeur de musique. Après avoir obtenu son diplôme, il commence à enseigner la musique dans l’enseignement secondaire. Sa manière d’enseigner la musique est différente, plus didactique, car il donne ses cours avec sa guitare.
Il commence également à apparaître sur la scène musicale tunisienne en déclinant un répertoire Reggae. Il raconte avoir choqué les gens en Tunisie avec ce style « différent ». Ahmed Mejri dit avoir été marginalisé par rapport aux autres chanteurs tunisiens. En représentant la différence, sa notoriété s’est développée dans les années 90 mais il a préféré « s’éclipser » face aux critiques virulentes à son égard.
Son style non conventionnel a entraîné une censure des médias tunisiens et de la télévision d’Etat. En effet Ahmed refuse de se plier à la « norme » tunisienne de prestation des chanteurs : chanter en play-back et de manière immobile à la télévision. Il souligne combien il est important pour lui de pouvoir chanter en live et de pouvoir bouger en chantant.
Malgré ce rejet des médias, il continue de chanter dans les rues de la capitale Tunis et il se définit d’ailleurs comme le premier chanteur de rue en Tunisie. Ahmed Mejri dénonce les conditions de travail difficiles parmi les autres artistes tunisiens avec amertume révélant une souffrance. La Tunisie et la scène artistique ne lui ont pas permis de s’épanouir et d’avoir une place parmi d’autres styles de musique. « La différence » est d’ailleurs un mot qui revient souvent dans ses propos.
Aujourd’hui Ahmed Mejri collabore avec de grands artistes tunisiens tels Saber Rebaï et Amina Fakhet. Il compose et écrit des textes, il chante et il accompagne d’autres artistes dans un répertoire de musique world class. Selon lui il y une « grande absence de créativité artistique de la part de la majorité des chanteurs tunisiens qui font souvent des reprises de grands chanteurs, tunisiens ou orientaux », sans contribuer à l’émergence d’une identité musicale tunisienne qui serait également reprise dans les pays du Moyen-Orient comme le Liban ou l’Egypte. « Il manque sur la scène musicale tunisienne de vrais artistes ». Ahmed Mejri, une réelle nuance artistique de style et de personnalité sur la scène tunisienne.
Une amertume sur les média tunisiens et la Révolution.
Il évoque également la responsabilité de tous les médias tunisiens qui refusent l’ouverture à la nouveauté et qui n’encouragent pas la créativité des artistes : « les médias formatent les Tunisiens à la médiocrité ». A la question de savoir s’il observe un changement depuis la Révolution du 14 janvier 2011, il répond que l’attitude des médias est identique car « ce sont toujours les mêmes artistes que l’on voit à la télévision et que l’on entend à la radio ». Ahmed évoque son public avec grande chaleur et parle du lien particulier avec celui-ci, qu’il revit à chacun de ses spectacles.
Ahmed Mejri considère que la créativité des artistes tunisiens n’a pas évolué avec la Révolution et qu’il y un rapport antagonistes entre les différents artistes tunisiens, qui défendent chacun leurs intérêts au lieu de s’unir. Certains le critiquent pour avoir interprété la chanson de l’année de la jeunesse, initiée par le président Ben Ali en 2010. Il réfute l’accusation en assumant cette chanson et en rappelant que c’est un chanteur avant tout et qu’il n’était pas membre d’un système, pointant la connivence de certains artistes tunisiens avec la dictature de Ben Ali.
En ce qui concerne sa créativité, il avoue à demi-mot se sentir aujourd’hui plus libre pour l’écriture de ses textes et il revient sur le fonctionnement des médias tunisiens qui ne permet pas « la pluralité des artistes » à ce jour.
Pour Ahmed, « le 14 janvier n’est pas une révolution mais un accident » car la tournure des événements a révélé la grande souffrance des Tunisiens dans la vie quotidienne et sur le plan économique et social. Et il ajoute que le régime actuel est « contre la culture ». Selon lui le peuple tunisien est souffrant et abreuvé de débats stériles, alors qu’« aucune alternative ne lui est proposée. » Ahmed estime que le Tunisien n’a plus aucune joie de vivre et qu’on ne lui propose aucun espace culturel ou de divertissement. Malgré son scepticisme sur la révolution de son pays, Ahmed garde bon espoir de réaliser ses projets en Tunisie combien même il lutte pour sa « survie » artistique et financière.
Conscient de sa particularité et « fier d’être tunisien », Ahmed est un chanteur engagé pour des valeurs universelles, prônant la tolérance entre les différentes confessions. Il nous a annoncé, avec un peu de superstition, son projet de spectacle « particulier » avec la chanteuse Amina Fakhet prévu pour l’été 2013 parmi d’autres projets et collaborations artistiques. Ahmed Mejri a également fait découvrir, à OI , sa nouvelle chanson sur la Palestine sous fond de musique reggae, comme pour souligner encore sa différence, détonnant parmi toutes les chansons sur la Palestine.
Ahmed Mejiri, chanson pour la Palestine
Sarah Anouar, correspondante à Tunis