Israël est souvent assimilé aux Etats abolitionnistes. Sa loi place néanmoins encore le pays au rang des États sous moratoire susceptibles de reprendre les exécutions dans ma mesure où elle prévoit encore des cas de crimes pour son application et où cette abolition partielle n’est pas irréversible. Une position ambivalente dans un pays aux considérations sécuritaires de plus en plus importantes.
La loi abolitionniste de 1954 en Israël, une conséquence de la Shoah ?
De nombreuses sources placent Israël au rang des Etats abolitionnistes. En même temps, la loi “abolitionniste” de 1954 maintient la légalité de la peine de mort pour toute une série de crimes, dont le génocide, le crime contre l’humanité, le crime de masse, la trahison et le crime contre le people juif. Or, depuis la proclamation de l’État d’Israël en 1948, la peine de mort n’a été appliquée qu’une seule fois, en 1962, lorsque Adolph Eichmann fut pendu pour sa participation à la Shoah. De plus, Israël a voté en faveur de la Résolution des Nations unies du 18 décembre 2008, pour un moratoire mondial sur les exécutions, solidifiant par la sa crédibilité abolitionniste. Serait-il alors déraisonnable de refuser à Israël le statut de pays abolitionniste, sinon de jure, au moins de facto?
Plusieurs raisons sont souvent évoquées pour expliquer la Constitution de la loi de 1954. A l’instar de ce qui s’est passé en Europe, l’expérience de la Shoah, c’est-à-dire de la violence insensée et du crime “absolu”, justifiait une réponse nouvelle à la criminalité, basée sur la reconnaissance du caractère cyclique de la violence, qui ne peut être interrompu que par un refus d’en imiter l’essence.
Pourtant, le fait que la décision d’abolir la peine de mort, pour crime de droit commun seulement ou pour tous les crimes, ait été prise à des moments différents selon les pays, à des dates parfois bien éloignées, relativise le caractère primordial de l’expérience commune de la Seconde Guerre mondiale dans la décision d’abolir la peine capitale.
Il semblerait alors que la prétention abolitionniste de l’État d’Israël, quelque soit ses limitations, relève plus d’une tradition et d’une interprétation religieuse que d’une conséquence juridique, nouvelle et exclusive, de l’expérience de la Shoah. En effet, bien que l’orthodoxie juive reconnaisse la peine de mort comme une punition juste et nécessaire, les procédures judiciaires établies dans un cadre religieux en limitent l’application.
La peine de mort dans la tradition rabbinique :
plutôt « acquitter milles personnes coupables que de mettre un innocent à mort ».
En effet, la tradition rabbinique prévoit toute une série de recours, afin d’éviter l’exécution d’une personne innocente. Ces règles imposent un certain nombre de contraintes : il faut tout d’abord que deux personnes au moins, témoignent du meurtre, et cela sur la base de critères bien définis. Les proches de la victime, ainsi que les personnes réputées pour leur penchant pour le jeu, sont exclus des témoins admissibles. Les témoins doivent aussi avoir prévenu l’auteur du crime de leur responsabilité et de la possibilité d’exécution.
Au 12ème siècle, Maïmonide déclarait ainsi qu’il est « préférable […] d’acquitter mille personnes coupables que de mettre un innocent à mort ». Maïmonide expliquait de plus que mettre à mort un être humain sans avoir la certitude absolue de sa culpabilité entraînerait une réduction progressive des besoins de preuve, jusqu’à ce que la mort relève uniquement du “caprice” des juges. Les règles évoquées précédemment visaient entre autre à maintenir la grandeur et la majesté de la Loi, garante du respect qu’elle inspire au peuple.
Ainsi, le rabbin Yosef Edelstein écrit: « théoriquement, la Torah peut être interprétée comme étant en faveur de la peine de mort. Il n’est pas moralement impossible de mettre quelqu’un à mort. Cependant, les perspectives changent quand on s’intéresse à la mise en pratique d’une législation qui semble dure. Vous n’êtes pas sans savoir qu’il est difficile en pratique d’exécuter un être humain dans la société juive. Je crois qu’à la lumière de la jurisprudence juive, la peine capitale telle qu’elle est présentée dans la Torah et appliquée par les plus grands Sages de notre religion, symboles même d’humilité et d’humanité, ne ressemble en rien à celle qui est mise en œuvre de nos jours en Amérique. Elle fut pratiquée en Israël ancienne une fois tous les sept ans, et non 135 fois en cinq ans et demi ».
Le mouvement réformiste juif américain a également affirmé son opposition à la peine de mort. En 1979, il approuvait la résolution suivante :
« En 1958, puis encore en 1960, la Conférence nationale des rabbins américains déclarait son opposition à toute forme de peine de mort. Nous réaffirmons cette position aujourd’hui. Rien depuis 1960 n’a modifié notre conviction qu’à la fois en pratique et en théorie, la tradition juive considère la peine capitale comme répugnante, malgré l’autorisation biblique. Au cours des deux mille dernières années, et avec les exceptions les plus rares, les tribunaux juifs ont refusé de punir les criminels en les privant de leur vie. Aucune preuve n’a démontré le caractère dissuasif de la peine de mort. Nous sommes opposés à la peine de mort en toute circonstance.»
La tradition rabbinique présente ainsi une solide fondation aux positions abolitionnistes de l’État israélien et de la diaspora juive. Les restrictions à l’utilisation de la peine capitale que l’on trouve dans la loi de 1954 reflètent l’héritage de ces coutumes.
Entre abolition et préoccupations sécuritaires, un fragile moratoire
Cependant, au-delà de ces réticences ancrées dans la tradition juive, la loi de 1954 a été et continue d’être aussi facilement acceptée qu’elle n’empêche pas à ce jour Israël de recourir à la peine de mort si elle le souhaite, dans un contexte ou les préceptes rabbiniques pèsent parfois peu face aux considérations ultra-sécuritaires. La loi présente à ce titre une grande marge d’interprétation des termes « crime contre le peuple juif » et « trahison », étant surtout donné l’effet corrosif que des décennies de conflit peuvent avoir sur la lucidité morale et le respect de principes ancestraux.
Il est alors peu surprenant de noter que depuis quelques années, pendant que le processus de paix se languit, faute de courage politique, et que l’État d’Israël se découvre un nombre croissant d’ennemis internes et externes, les appels pour le rétablissement de la peine de mort se multiplient. Dans un climat de crispation extrême, il n’est pas difficile d’imaginer la pression de l’échafaud contre tout citoyen israélien d’origine palestinienne jugé coupable d’acte de « trahison », ou contre tout citoyen d’origine russe par exemple, y compris un colon, qui mettrait en danger la sécurité de l’Etat et du peuple juif. Les failles politiques et morales au sein de la société israélienne sont désormais assez profondes pour que toute dérive soit envisageable, surtout quand l’abolition n’est pas, comme l’indiquent les termes de la loi de 1964, verrouillée, c’est-à-dire interdite, « simplement et définitivement ».
Enfin, il est utile de rappeler qu’à ce jour Israël n’a pas ratifié le deuxième protocole additionnel du Pacte international des droits civils et politiques des Nations unies qui prévoit l’abolition de la peine de mort en toutes circonstances, même pour les crimes les plus graves ou en cas de guerre, et qui constitue un engagement irréversible devant la communauté internationale. La France a par exemple ratifié ce texte le 2 octobre… 2007.
En conclusion, peu importe que la peine de mort ait été « abolie » en 1954, que la loi fondamentale n’autorise pas le caractère extra-judicaire de ces exécutions, ou encore que la tradition rabbinique limite considérablement le champ d’application de la peine capitale. Dans un climat d’usure, et pendant que le jugement de tous, au-delà de quelques exceptions nobles, est suspendu, tant que la peine de mort est possible, il est alors impossible de parler d’abolition en Israël.
Janvier 2013