En novembre dernier, l’Union européenne (UE) et la Tunisie scellaient un nouveau pas dans l’histoire de leurs relations avec la signature d’un accord politique dit de « partenariat privilégié ». Une avancée sur le chemin du développement pour les uns, un asservissement à l’Europe pour les autres, ce nouvel accord a suscité de nombreux commentaires. Mais, ce partenariat pourra-t-il à lui seul résoudre, ou à l’inverse aggraver, les problèmes socio-économiques de la Tunisie ?
Des relations de longue date
Les relations de la Tunisie avec l’Europe, tout comme les relations bilatérales avec plusieurs pays européens, ne datent pas d’hier. Durant les dernières décennies, Tunis a toujours souhaité un rapprochement avec les pays riverains développés du nord de la Méditerranée. Cela s’est traduit par de multiples accords de coopération et d’accès au marché européen.
Le premier accord commercial entre la Communauté économique européenne date de 1969 déjà, suivi par un accord de coopération en 1976. En 1979, la Commission européenne a ouvert une Délégation en Tunisie (devenue Délégation de l’Union Européenne le 1er décembre 2009). Ensuite, la Tunisie a été le premier pays du sud de la Méditerranée à signer en 1995, un Accord d’Association avec l’UE, contenant entre autres, l’objectif important de l’établissement d’une zone de libre-échange entre les deux partenaires. Cet accord continue à être la base légale pour la coopération bilatérale.
Grâce à ce cadre, l’Europe représente plus des trois quarts des échanges commerciaux de la Tunisie, et sept pays européens figurent parmi ses dix premiers clients. À eux seuls, la France et l’Italie totalisent près de la moitié des exportations de la Tunisie dont la balance commerciale est excédentaire vers ces deux pays. Cet accès privilégié au marché européen a permis ces dernières années le développement d’un secteur off-shore totalement dédié à l’exportation, qui emploie aujourd’hui plusieurs milliers de personnes, aussi bien dans l’industrie que dans les services. Ce secteur reste cependant largement basé sur la sous-traitance et peu innovant, ce qui le rend vulnérable à la santé économique des investisseurs.
Après janvier 2011, l’Union Européenne a décidé d’augmenter son enveloppe budgétaire pour la Tunisie et de renforcer sa coopération dans les secteurs de la société civile et des médias mais aussi dans la consolidation de l’État de droit, le processus électoral, le développement régional et local et dans les réformes sociales. D’ailleurs, l’accord signé en novembre 2012 a été assorti d’une promesse de don de 68 millions d’euros, ainsi qu’un appui financier au budget de l’État.
Un accord contesté à Tunis
À travers cette coopération renforcée, l’Europe cherche visiblement à soutenir la transition démocratique en Tunisie avec des mesures de favoritisme, notamment dans l’accès privilégié à son marché (le premier marché mondial). Mais, il ne faut pas oublier que ce partenariat a été initié sous les années de dictature, ce qui apporte de l’eau au moulin des opposants au nouvel accord, qui estiment que l’UE ne cherche qu’à développer son influence et à assurer, sous couvert de renforcement de la démocratie, des débouchés aux produits européens, au détriment des importations asiatiques bon marché.
Du côté des nouvelles autorités de Tunis, pourtant assez réservées sur les ambitions universalistes des valeurs européennes, on présente ce partenariat privilégié entre la Tunisie et l’Union Européenne, conclu en présence de plusieurs ministres tunisiens et de membres de la Commission européenne, comme une victoire. C’est aussi surtout l’un des seuls points positifs en matière de relations internationales du gouvernement issu des élections du 23 octobre 2011 et dominé par les islamistes d’Ennahdha.
Il est également possible que l’enthousiasme affiché par le gouvernement tunisien serve à dissimuler l’impasse économique dans laquelle se trouve le pays et qui l’empêche de se montrer inflexible quant au rapprochement avec un puissant voisin prompt à donner des leçons en matière de démocratie. En effet, les déficits publics se creusent, la croissance est toujours en berne alors que les agences financières ont abaissé la note tunisienne au rang de placement spéculatif, ce qui l’empêche d’emprunter sur les marchés financiers à un taux raisonnable. Dans ce contexte, le déblocage de 107 millions d’euros au titre des programmes d’appui à la relance économique était plus que bienvenu.
La voie du développement passe-t-elle par Bruxelles ?
Dans les faits, et outre les considérations politiques et les incitations – injonctions diront certains – en matière de respect des droits de l’Homme, le rapprochement avec l’Europe est potentiellement une bonne nouvelle pour les entrepreneurs tunisiens. La politique extérieure européenne a en effet pris l’habitude de faire bénéficier certains de ces voisins moins développés, d’exonérations de droits de douane tout en leur permettant de garder leurs barrières douanières pendant une certaine période.
Dans les années 1990 et 2000, il avait ainsi été beaucoup question du fameux « programme de mise à niveau » en Tunisie. Financé par le gouvernement, il devait permettre aux entreprises tunisiennes de profiter des mesures de protection douanière et d’accès privilégié au marché européen pour améliorer leurs performances. L’objectif était de les mettre au niveau de leurs homologues européens pour se préparer au choc du démantèlement des barrières douanières tunisiennes qui les protégeaient.
Dans les faits, les fonds ont souvent été accaparés par les hommes d’affaires proches du clan Ben Ali-Trabelsi sans que les entreprises tunisiennes ne deviennent vraiment compétitives. Dans le secteur textile par exemple, cela s’est traduit en 2005 par une hécatombe, dès la fin du régime des quotas textiles qui assurait à la Tunisie une confortable part du marché européen par la limitation des importations européennes de produits chinois.
Dans les autres secteurs, la levée des protections a vu déferler sur le marché tunisien quantité de produits d’importations (asiatiques notamment) sans que les exportations tunisiennes ne progressent. Résultat : une balance largement déficitaire et une dévaluation chronique du dinar depuis plusieurs années.
La nécessaire révolution de l’économie tunisienne
Philanthropie ou simple réalisme de Bruxelles, la convergence des économies du nord et du sud de la Méditerranée était pourtant l’objectif réel de la politique de voisinage de l’UE. Mais, pour arriver à ce résultat, encore faut-il des patrons dynamiques, des entrepreneurs innovants et des politiques volontaristes. Or, le milieu des affaires tunisien, tout comme au Maroc ou en Algérie d’ailleurs, est caractérisé depuis longtemps par des marchés en situation d’oligarchie, voire de monopole.
Exit donc l’esprit d’initiative et d’innovation puisque chaque secteur est solidement verrouillé par des ententes ou du moins des pactes tacites de non-agression. Les seuls fonds d’un programme gouvernemental ne peuvent donc pas être suffisants pour révolutionner les mauvaises habitudes. On comprend alors que dirigeants aux commandes n’aient pas intérêts à remettre en cause les rentes de leurs propres entreprises, même si celles-ci pêchent par une absence chronique de productivité et d’innovation. Quant aux quelques grands patrons ayant échappé à la mise en coupe de l’économie tunisienne, il n’était pas question d’attirer l’attention en venant concurrencer les proches du pouvoir. La construction immobilière était alors une échappatoire discrète tout en étant un placement sûr.
Au final, les accords avec l’Europe devaient permettre l’émergence d’une nouvelle génération d’entreprises tunisiennes innovantes profitant de ressources humaines compétentes et abordables pour conquérir un gigantesque marché, bien à l’abri derrière leurs droits de douane. Au lieu de cela, les patrons tunisiens préfèrent encore à quelques exceptions près se contenter des rentes du marché domestique, au risque pour ces cigales de se faire balayer par les fourmis chinoises et européennes lorsque la bise de la reprise soufflera.
Rached Cherif