Tunisie
07H45 - vendredi 5 avril 2013

Maya Jribi : « Notre rôle est de relancer le processus démocratique en Tunisie ».

 

Maya Jribi, Secrétaire générale du Parti Al-joumhouri analyse pour Opinion Internationale la situation politique en Tunisie et confie son optimisme malgré le choc qu’a représenté l’assassinat de Chokri Belaïd, le 6 février dernier

Maya Jribi, Secrétaire générale de Al Joumhouri

Maya Jribi, Secrétaire générale de Al Joumhouri

Opinion Internationale : Nous sommes au lendemain des quarante jours de la mort de Chokri Belaïd. Son assassinat a t-il changé la donne de la politique en Tunisie ?

Maya Jribi : La Tunisie a connu un vrai tremblement de terre, un signal d’alarme. Celui qui croit que l’assassinat de Chokri Belaïd est une erreur de parcours ne mesure pas l’ampleur des dangers qu’encoure la Tunisie aujourd’hui. Elle est menacée par la violence, la violence organisée, et par le terrorisme.

C’est un assassinat politique, le premier depuis l’indépendance, car Lotfi Nagdh était décédé suite à un lynchage. C’est vraiment une agression politique.

OI : Cet assassinat n’était-il pas prémédité ?

Maya Jribi : Non, il n’était pas prémédité, nous n’avons pas de preuves pour l’affirmer. C’est très professionnel,  un assassinat politique et ce n’est pas une erreur de parcours. Cet assassinat a montré l’ampleur du danger, et l’ampleur de la mission qui se place devant les démocrates, les tunisiens, les citoyens, tous ceux qui prônent une citoyenneté réelle. Mais, il a également montré l’ampleur de la crise, sociale, politique et de valeurs. La Tunisie vit aujourd’hui une crise de stabilité.

OI : La révolution du 14 janvier est-elle menacée ? Etes-vous pessimiste en ce qui concerne l’avenir de la Tunisie ?

Maya Jribi : Un responsable politique n’a pas le droit d’être pessimiste. Il doit chercher les points forts pour capitaliser dessus pour toujours avancer. Je crois que la Tunisie a beaucoup d’atouts pour pouvoir avancer. Certes, la transition démocratique est à l’arrêt en ce moment mais notre rôle est de la relancer.

La Tunisie a autant d’atouts que de points faibles tels que la violence qui menace la démocratie, le développement, la sécurité, l’emploi, tous les espoirs et objectifs affichés à l’issue de la Révolution.

Le pays se trouve également dans une situation sociale très précaire qui risque d’être explosive, du fait de l’absence de sécurité.

Enfin, la Tunisie n’arrive pas à esquisser une visibilité politique stable et l’incompétence de certains membres de l’ancien gouvernement a fait que tout cela s’entremêle et provoque une situation très précaire.

OI: Visez-vous le nouveau Premier ministre, Ali Larradyeh ?

Maya Jribi : Je vise le gouvernement dans son ensemble. Le précédent n’était pas sur la bonne voie, et ne favorisait pas le succès et la réussite de la transition démocratique. Nous avons souffert et nous continuons de souffrir de l’hégémonie d’un parti au pouvoir. Nous étions, et nous sommes toujours, devant une équipe qui ne vise pas à gérer l’Etat mais à s’y installer, ce qui est contraire à la démocratie. Sur le plan de la maitrise des dossiers, malheureusement, nous nous sommes retrouvés devant beaucoup de cas d’incompétence, même si je ne parle pas d’incompétence totale. Ce gouvernement s’est mis toute la société civile à dos car il a s’est battu contre l’UGTT, contre l’opposition, les médias, la société civile.

OI : Il s’est battu contre les danseurs de rue notamment…

Maya Jribi : Oui bien sûr mais aussi contre les manifestations de citoyenneté, de liberté qu’a apporté la révolution effectivement.

OI : Allons plus loin. Ennahda n’est-il pas le principal problème aujourd’hui de la transition démocratique en Tunisie ?

Maya Jribi : Le principal problème est une gouvernance qui s’éloigne des principes de citoyenneté, des principes de démocratie, c’est-à-dire une équipe qui gouverne, qui soit dans le participatif, dans l’ouverture, dans l’échange, nécessaires à la réussite de la transition démocratique. Nous ne contestons pas et c’est très important, le résultat des urnes. Ces résultats ne seront changés que par les urnes d’une autre élection. Cela est essentiel.

Une équipe qui gouverne est d’abord mise en place par les résultats des urnes et évaluée par son travail. Je crois que c’est l’enseignement qui doit être tiré de l’assassinat de Chokri Belaïd et de tout ce qui a précédé : l’incompétence, la désaffection populaire, l’absence de dialogue avec l’opposition et la société civile. J’aurais préféré un gouvernement qui tend la main à tout le monde.

Etant donné qu’il s’agit d’une transition démocratique, nous nous attendions, suite à l’assassinat de Chokri Belaïd, à ce que l’on en tire les leçons, notamment sur le plan de la gouvernance et de l’ouverture et que le parti au pouvoir renonce à cette position hégémonique au sein du gouvernement.

Or, ce n’est pas le cas. Nous avons d’une part, un gouvernement, qui théoriquement aurait dû durer entre sept et  dix mois et qui utilise les symboles même qui ont contribué à l’échec de l’ancien gouvernement. En revanche, nous avons des personnalités à la tête des ministères de souveraineté qui sont connues pour leur droiture et leur respect de la loi. Nous prenons acte positivement, et j’enregistre que c’est là le résultat du combat des démocrates et des partis de l’opposition. C’est très positif, mais, un ministère neutre ce n’est pas seulement avoir à sa tête une personnalité reconnue pour sa droiture, c’est également revoir les nominations et s’éloigner de cette idée qui consiste à s’approprier l’Etat. Nous nous attendions à des mesures concrètes et audacieuses comme dissolution des ligues de protection de la révolution par exemple, mais ça n’a pas été fait.

OI : Est-ce prévu ?

Maya Jribi : Je ne sais pas, de toute manière le gouvernement n’a rien annoncé en ce sens. Depuis l’installation du gouvernement, aucune décision, aucune couleur n’est donnée, pour envoyer un message d’espoir aux Tunisiens, pour stabiliser un petit peu le pays.

OI : Vous êtes député à l’Assemblée Nationale Constituante. Pensez-vous qu’un compromis acceptable puisse être trouvé sur des sujets comme l’Islam en tant que religion d’Etat ou non ou sur l la Constitution tunisienne, qui ne sera pas un compromis pour la constitution tunisienne ou sur l’inscription de l’universalité des droits de l’Homme dans la constitution ?

Maya Jribi : C’est non seulement nécessaire mais c’est possible, oui.

OI : C’est possible avec la majorité d’Ennahda ?

Maya Jribi : Oui et pour deux raisons : d’abord, je suis membre de la commission préambule principes généraux et amendements de la Constitution et le débat au sein des commissions est un débat très intense. Cela est possible car nous sommes une minorité agissante et forte en lien avec la société civile. Le monde entier se souvient de notre manifestation en faveur de l’égalité homme-femme, de la constitutionnalité de ce principe. Nous avons obtenu gain de cause parce que nous avons mené un combat dont je suis fière au sein de l’Assemblée constituante, avec la société civile, avec les partis d’opposition, avec l’UGTT, avec les associations, les femmes et les citoyens. Parce que nous avons obtenu gain de cause, nous allons continuer cette manière de faire. Nous n’avons jamais conçu ou appréhendé la constituante comme un « package » fermé, je pense que c’est là la force de ce combat. Je crois aussi que nous sommes arrivés à un autre consensus important, pour lequel nous nous sommes beaucoup battus. Il s’agit de l’article 1er (NDLR : La Tunisie est un Etat libre, indépendant et souverain: sa religion est l’Islam, sa langue l’arabe et son régime la république), qui résume un peu ce qu’est la Tunisie. La Tunisie n’est pas laïque, elle prône la neutralité des Institutions vis-à-vis du religieux. L’Etat veille à ce que les lieux de cultes soient préservés, entretenus.

OI : L’Etat doit aussi veiller à ce que les lieux de cultes ne servent pas de tribunes politiques ?

Maya Jribi : Il y a des paramètres, des normes régies par la loi et l’Etat doit en être le garant. Nous prônons une neutralité de l’Etat par rapport aux questions religieuses, le droit de culte et la liberté de conscience. Je pense que la séparation doit se faire entre le politique et le religieux et non entre le politique et l’Etat. L’Etat a des responsabilités vis-à- vis des religions et du peuple.

Un exemple très simple : pendant  le Ramadan, nous avons des horaires différents, un rythme de vie différent. Si la religion sort de ce champ de l’état, nous devrions travailler jusqu’à 18 heures alors qu’on coupe le jeûne à 17 heures. L’Etat intervient pour préserver ce champ et pour accompagner la pratique religieuse.

OI : Pouvez-vous me dire quelques mots sur votre parti, Al joumhouri ?

Maya Jribi : C’est un parti fier de l’ancrage de la Tunisie dans son patrimoine culturel et résolument ouvert. Le pays  a connu un processus et un courant réformateur très riche et enrichissant. Nous nous considérons comme les enfants de cette histoire et de ce courant particulier qui prône l’ouverture et l’ancrage arabo-musulman, sur le plan identitaire. Nous sommes un parti qui prône la justice sociale, dans un monde qui se modernise. Nous encourageons l’initiative privée qui doit se développer dans un cadre beaucoup plus général d’équité sociale, de développement régional et qui prône la citoyenneté, la démocratie et la liberté. Ce sont des concepts très importants. La Tunisie a fait un chemin sur ce plan, et la révolution a mis en exergue cette soif de citoyenneté mais nous avons encore un chemin à faire pour vraiment  inculquer la citoyenneté comme une culture.

OI: Al joumhouri est présidé par un homme, M. Chebbi. Est-ce que nous pourrions imaginer que la Tunisie soit présidée demain par une femme ?

Maya Jribi : Al joumhouri est fier et moi aussi que M. Chebbi soit notre leader. Il y a une alternance très démocratique et très ordinaire et même les observateurs ne sont habitués à cela. M. Chebbi a déclaré qu’il ne se présenterait pas pour un autre mandat à la tête du parti. Je me suis alors présentée puis quelqu’un d’autre s’est présenté. Nous avons fait notre campagne. Et, à la dernière minute, celui-ci s’est désisté. Je suis depuis secrétaire générale. Mais, M. Chebbi est le leader reconnu de notre parti et j’en suis fière. Il y a d’ailleurs beaucoup de personnalités de grande qualité au sein de Al joumhouri.

propos recueillis par Michel Taube