La Birmanie est plongée depuis le 20 mars dernier dans une série d’émeutes opposant musulmans et bouddhistes. Ces événements viennent remettre en lumière les fortes tensions interethniques et interconfessionnelles qui divisent la population birmane. Ces tensions demeurent le principal problème du pays depuis six décennies alors que la Birmanie dénombre officiellement 135 minorités.
Tout a commencé fin mars par une querelle entre des musulmans officiant dans le commerce de l’or et des clients bouddhistes dans la ville de Meiktila, située au centre du pays. Le vendredi 22 mars, le gouvernement décrétait l’état d’urgence. L’armée a finalement repris le contrôle après trois jours d’émeutes.
Le 27 mars, les tensions se sont propagées à la région de Pago, à des centaines de kilomètres de Meiktila. Là encore, des mosquées et des maisons ont été détruites durant la nuit, jusqu’à l’intervention de la police et de l’armée. Ces conflits ouverts se sont étendus à une quinzaine de villages de la région.
L’incendie d’une école coranique à Rangoun le 2 avril, qui a provoqué la mort de treize enfants, renforce ce climat de tensions, bien que les autorités assurent qu’il s’agit d’un accident et non d’un acte criminel à motivations religieuses. Les craintes de la propagation des conflits à Rangoun, capitale économique du pays, se font croissantes.
Le 30 mars, le bilan humain de ces événements s’élevait à quarante trois morts, selon le quotidien national New light of Myanmar. Les Nations Unies, reprenant les chiffres officiels, estimaient à douze mille le nombre de personnes déplacées.
Du fait de la présence dans les pays voisins, notamment en Thaïlande, au Bangladesh et en Indonésie, de nombreux musulmans Birmans réfugiés, un risque de propagation des tensions est à craindre. Vendredi dernier, des réfugiés musulmans s’en sont pris aux bouddhistes présents dans le centre de rétention de Medan, sur l’île indonésienne de Sumatra. On dénombre huit morts et 15 blessés.
La mise en lumière de tensions séculaires
Ces émeutes viennent placer sous les feux médiatiques des tensions qui n’en sont pas à leur début.
En juin et en octobre dernier déjà, le pays s’était embrasé sur fond de conflits interethniques. Bouddhistes de la minorité rakhine et musulmans de la minorité Rohingyas s’étaient affrontés dans l’Etat d’Arakan, à l’ouest de la Birmanie. On dénombrait alors cent quatre-vingt morts et cent dix mille déplacés au total. Là encore, l’état d’urgence avait été décrété.
A l’origine de ces émeutes récurrentes, au-delà du seul élément déclencheur, c’est bien le rapport de la société à la minorité musulmane du pays qui est en jeu. Elles seraient la manifestation de l’attisement par une partie des moines bouddhistes du pays d’un discours identitaire anti-musulman.
Depuis l’indépendance en 1948, la minorité musulmane Rohingyas fait l’objet de discriminations systématiques, avalisées par les autorités qui, à plusieurs reprises déjà (en 1962, 1978 et 1991) les ont poussé à fuir le pays en grand nombre. Dépossédés de leur nationalité en 1982, les rendant de fait apatride, il leur est interdit de se marier, ils subissent une politique foncière confiscatoire et des mesures de travail forcé. L’ONU considère aujourd’hui les Rohingyas comme l’une des minorités les plus persécutée au monde.
La colonisation britannique du pays n’est pas sans lien avec ces tensions interethniques. La présence des Rohingyas est considérée par la majorité Bamar comme la conséquence directe de la colonisation. Leur présence en Birmanie avant la période britannique est pourtant historiquement avérée. Comme dans les colonies françaises ou belges, les britanniques, afin de faciliter l’administration du pays, se sont principalement appuyés sur des minorités, en échange d’un statut favorisé. Parmi celles-ci, on retrouve les populations venues d’Inde, majoritairement musulmanes, qui avaient notamment en charge l’administration des plaines centrales du pays, majoritairement habitées par l’ethnie Bamar. Cette politique du pouvoir colonial a fait naître peu à peu des sentiments profondément négatifs parmi cette population bouddhiste.
La violence des pogroms anti-indiens et islamophobes de l’entre-deux-guerres furent la manifestation éclatante de la montée des hostilités au sein de la population birmane avant même la fin de la colonisation. Elles s’accentuèrent au cours de la Seconde Guerre Mondiale, lorsque les Bamars prirent le parti japonais tandis que la communauté musulmane resta fidèle à la puissance coloniale. Depuis son indépendance, la Birmanie est en proie à une véritable guerre civile larvée, une des raisons de l’arrivée et du maintien au pouvoir de la junte militaire. Ce discours a été largement porté par la junte, qui a instauré, selon Célestine Foucher, coordinatrice de l’association Infos Birmanie, une véritable « politique d’apartheid » à leur encontre. Il semble s’être enraciné dans l’ensemble de la population, jusqu’aux démocrates et aux autres minorités elles-mêmes longtemps opprimées.
Jusque-là ces tensions interethniques visaient principalement la minorité rohingyas. Les récents évènements, mais également ceux d’octobre 2012 semblent pourtant marquer un tournant vers la propagation d’une islamophobie généralisée. En effet, ce ne sont pas ici pas des membres de la minorité rohingyas qui ont été visés. Principalement concentrés dans l’Etat de l’Arakan, à la frontière du Bangladesh, nous sommes bien loin de Meiktila au centre du pays. Déjà en octobre, des musulmans kamans furent visés.
Un courant nationaliste et anti-musulmans se propage actuellement en Birmanie, avec « la campagne 969 » lancée en début d’année par des moines bouddhistes extrémistes. Ouvertement hostile aux musulmans, elle cible les commerçants et appelle au boycott de toutes leurs entreprises à travers une propagande forte, qui joue sur le mythe de l’envahisseur musulman prenant le contrôle de l’économie et favorisant l’islamisation de la société. La persistance de ce mouvement semble être la preuve de sa prise au sein de l’opinion publique. Ces événements ne seraient que la manifestation au grand jour de l’adhésion de la population aux idéaux portés par la campagne 969.
Pour la majorité Bamar, qui compose les deux-tiers de la population birmane, le bouddhisme est en effet considéré comme partie intégrante de l’identité nationale. Les bouddhistes représentent aujourd’hui 85% de la population. Les musulmans 3,6%. Si les exactions commises avaient jusque-là été présentées comme résultant de tensions interethniques, il semblerait ainsi que ce soit un conflit interconfessionnel qui traverse aujourd’hui la Birmanie. Un défi auquel doit répondre le gouvernement réformateur en place.
« Sans résolution des conflits interethniques, la Birmanie ne peut espérer sortir de sa glaciation militariste (…) ni connaître de gouvernement démocratique stable et durable. »[1]
Les associations birmanes demandent aujourd’hui une réponse politique aux conflits interethniques et interconfessionnels sévissant dans le pays.
Mais les précédents de 2012, laissent à penser qu’aucune réponse satisfaisante ne viendra des autorités en place. Le 12 juillet 2012, le Président Thein Sein avait en effet affirmé que, suite aux émeutes, la « seule solution » était d’expulser les Rohingyas vers les pays voisins ou dans des camps des Nations-Unies. L’acheminement de l’aide humanitaire destinée à ces derniers avait été entravé. Reste à savoir si la réponse sera la même cette fois, malgré les promesses de réformes démocratiques du gouvernement. Sur ce point, Tomas Ojeo Quintana, rapporteur spécial des Nations-Unies sur les droits de l’Homme en Birmanie, a déclaré le 28 mars que «dans certains cas, les militaires, policiers et autres forces de l’ordre n’ont pas bougé pendant que des atrocités étaient commises devant leurs yeux, y compris par des groupes bouddhistes ultranationalistes très organisés ». Il a également évoqué la possibilité d’une « implication directe de certaines parties de l’État ou une collusion et un soutien implicites ».
Derrière ces émeutes, c’est le processus démocratique en cours qui risque d’être menacé. «Alors que nous reconstruisons notre société, nous devons nous élever au- dessus de décennies d’aigreurs historiques, de logiques d’affrontement», a déclaré le Président Thein Sein, plaidant pour une société «basée sur le respect mutuel». Lors de son intervention télévisée du 28 mars, il a déclaré qu’il « n’hésiterai pas à employer la force en dernier ressort pour protéger la vie et garantir la propriété publique».
La société civile latente doit apprendre à s’exprimer autrement que par des actions ponctuelles et violentes suscitées par la frustration, dont les exactions anti-musulmans ne sont qu’une des manifestations. Au risque de ne pouvoir jamais se départir de l’emprise de l’armée sur la société. En 1962 déjà, l’instabilité politique interne, du fait des conflits interethniques, fut l’une des raisons invoquée lors du coup d’Etat.
Quant à la Communauté internationale, si les Nations-Unies ont dénoncé les violences de ces dernières semaines et appelé au calme, les réactions se font encore trop rares. La Communauté internationale s’est en effet trop focalisée sur les enjeux de démocratisation en Birmanie, s’empressant de lever les sanctions économiques et diplomatiques. Cette reprise rapide des relations économiques n’est sans doute pas sans lien avec les ressources économiques, notamment naturelles, dont dispose le pays. Mais la démocratisation annoncée, si elle est nécessaire, n’est pas suffisante en soi. Les événements récents le démontrent : le respect des droits fondamentaux, la pacification de la société et la réconciliation nationale sont des enjeux tout aussi primordiaux mais qui ne semblent pour le moment pas à l’ordre du jour.
Marion Cosperec
[1] Renaud Egreteau, Histoire de la Birmanie Contemporaine, p.16