Au tribunal militaire de Guantanamo, le Gouvernement américain s’est octroyé un droit de censure sur les souvenirs de torture et de détention de certains prisonniers en procès. Une pratique anticonstitutionnelle que dénonce l’Union Américaine de Défense des Libertés Civiles (ACLU). Entretien avec Brett Kaufman, expert en sécurité nationale pour l’association.
ACLU conteste la constitutionnalité d’une mesure autorisant la censure des pensées et souvenirs d’accusés du 11 septembre. De quoi s’agit-il ?
En décembre dernier, le juge militaire James Pohl a pris une mesure conservatoire autorisant la censure de certains témoignages pendant les audiences. Il s’agit pour le gouvernement d’empêcher les prisonniers d’évoquer publiquement leurs souvenirs de torture et de détention. Concrètement, les micros reliant la salle d’audience aux espaces de retransmission peuvent être coupés à tout moment si le juge ou une agence du gouvernement considère que les informations divulguées sont « classifiées ». Un retard de 40 secondes est prévu entre le micro et les haut-parleurs pour permettre l’analyse des témoignages.
Quel genre d’informations le gouvernement cherche-t-il à protéger ?
Tout le problème est là : le gouvernement plaide que les réactions des détenus étant imprévisibles, la censure permettrait de protéger les informations confidentielles qu’ils pourraient révéler. Il s’agit surtout de détails sur les programmes de torture de la CIA et sur les fameux « sites noirs » (ndlr, prisons secrètes de la CIA dans différents pays). Or, cet argument ne tient pas. Tout d’abord parce que nous parlons de souvenirs et d’expériences qui n’appartiennent à personne d’autre qu’aux détenus. Ensuite parce que la plupart des informations qui pourraient être révélées sont déjà connues des médias et du public. Nous connaissons l’existence des sites noirs et les méthodes de torture, nous savons même combien de fois Khalid Cheikh Mohammed (ndlr : L’un des principaux organisateurs du 11 septembre) a été torturé par simulation de noyade. Si ce sont ce genre d’informations que le gouvernement cherche à protéger, le recours à la censure n’est pas justifié.
En quoi est-ce une violation de la Constitution américaine ?
Il y a deux éléments à prendre en compte. D’un côté, le sixième amendement de la Constitution garantit le droit à un procès public pour tout accusé, qu’il soit traduit devant un tribunal d’Etat, fédéral ou militaire. De l’autre, le premier amendement permet au public d’assister à tous les procès pénaux. Il ne faut pas non plus perdre de vue que la vie de ces détenus est en jeu, chaque détail des traitements qui leur ont été infligés est important pour le procès. Sur le territoire national comme à Guantanamo, la constitution doit donc protéger les détenus, et c’est quand notre pays est en guerre que ses valeurs sont le plus mises à l’épreuve. Il n’existe aucune excuse pour transgresser les droits des individus, même au nom d’une quelconque situation d’urgence, et surtout lorsque celle-ci dure depuis 12 ans…
Barack Obama avait promis de fermer Guantanamo au début de son premier mandat. Où en est le dossier ?
Le jour de son investiture en janvier 2009, Barack Obama a signé une ordonnance imposant la fermeture de Guantanamo avant la fin de l’année. C’était une décision politiquement très risquée et le Congrès, qui contrôle le budget, a voté dans les mois qui suivent une loi empêchant l’allocation de fonds au transfert des prisonniers vers les Etats-Unis ou ailleurs. L’administration avait alors les mains liées et, même en supposant que son désir de fermer la prison soit sincère, le Congrès l’a rendu irréalisable. D’ailleurs, le ministre de la justice Eric Holder a essuyé le même revers politique lorsqu’il a proposé d’organiser certains procès de détenus dans des tribunaux fédéraux américains.
Le Président peut-il contourner l’opposition du Congrès ?
Le Président a un droit de véto sur toutes les lois qui arrivent sur son bureau. Il aurait donc pu forcer les membres du congrès à revoter sur le texte et à réunir un nombre de voix plus important (ndlr, une majorité des deux tiers), il ne l’a pas fait. En janvier, l’administration Obama a dissous le bureau d’étude qui travaillait depuis 10 mois à la fermeture de Guantanamo. Ca a été une décision assez symbolique de la part du gouvernement. Je crois que désormais, fermer Guantanamo est devenu politiquement infaisable.
Léo Gack