Comme Janus, la Tunisie a deux visages. Un fossé économique qui sépare les régions côtières du pays des régions intérieures marquées par le sous-développement et la ruralité existe. Présent sous Bourguiba, il est renforcé par la politique de promotion exclusive du littoral menée sous l’ancien président Ben Ali. L’addition de cet oubli se paie aujourd’hui : ces régions sont une source récurrente d’instabilité pour les institutions politiques tunisiennes en construction. De Sidi Bouzid à Siliana et hier encore à Bizerte de violentes protestations explosent, nourries par le sentiment d’humiliation et de frustration.
KJB trois initiales, un triangle infernal
KJB : Kef Jendouba Bizerte. Ces initiales à la sinistre rémanence désignent en Tunisie les trois régions sous développées du Nord-Ouest de la Tunisie. Sujet de moquerie éculé pour les Tunisiens, les habitants de cette région rurale donnent de la voix, depuis hier alors que de violentes émeutes éclatent à Bizerte. A l’origine des événements, l’élimination de l’équipe de football de Bizerte des play-off du championnat tunisien. Elimination prétexte à violence, l’expression d’un mal être chez les jeunes, nourri par l’adversité et l’absence de perspective. Le triangle s’étend plus au Sud encore, formant la « Bande Ouest », marquée par le sous-développement des infrastructures économiques, éducatives et de transport. Peu étonnant dès lors que ces régions soient les foyers de la révolution, dont les braises brulent encore, deux ans et demi-après l’immolation de Mohammed Bouazizi.
Comme Bizerte aujourd’hui, Sidi Bouzid, Kasserine, Ras Jedir, Siliana ces villes ont hier été les centres névralgiques des émeutes qui ont précédé et suivi la révolution de 2011 en Tunisie. Des émeutes du pain de 1984 qui ont préparé malgré elles l’accession au pouvoir de Ben Ali lors du coup d’Etat de 1987, aux émeutes du bassin minier de 2008, l’histoire de la Tunisie montre que les régions défavorisées du sud et de l’ouest sont une source récurrente d’instabilité politique. Celle-ci est d’autant plus préoccupante que l’économie tourne au ralenti tandis que les institutions n’ont pas encore été consolidées par une constitution dont la rédaction dure depuis un an et demi. En 2011 les émeutes du pain on migré vers l’Ouest via les réseaux sociaux et la médiatisation numérique, pour devenir les émeutes du pain et de la liberté. Aujourd’hui pourtant si la liberté est là, le pain lui se fait rare et les inégalités sont plus douloureuses encore dans un contexte économique difficile. Deux Tunisie se font face, vivant côte à côte, à peine reliées entre elles par des voies de communication efficaces.
La bande côtière à l’Est : le triangle d’or
La ville de Tunis et les gouvernorats adjacents, l’Ariana, Ben Arous et la Manouba, les villes de Sousse et Monastir au Sahel sont les pôles d’attractivité d’un triangle économique dynamique, bien intégré à l’économie mondialisée. Y sont en effet implantées 90% des entreprises étrangères installées en Tunisie, 80% des 122 zones industrielles du pays. Ces pôles moteurs de croissance sont au cœur d’un hub de transport fait d’infrastructures autoroutières, portuaires, aéroportuaires et ferrées qui partent de Tunis en étoile pour desservir les régions, principalement côtières et l’étranger. Le triangle d’or concentre aussi les plus grandes universités, constituant ainsi le plus large bassin d’emploi qualifié en Tunisie. Cette position favorable a été amplifiée ces dix dernières années. Les régions côtières ont bénéficié de 65% du total des investissements public laissant les régions intérieures en manque d’infrastructure avec des taux de chômage et de pauvreté plus élevés que la moyenne. Outre la position géographique favorable des villes de la côte, cette concentration de richesse et d’infrastructures sur la bande Est de la Tunisie est aussi le résultat d’une volonté politique de mettre l’inland tunisien sur la touche. Quand les régionalismes persistent, et que l’accès au contrôle et à la distribution des ressources est un facteur déterminant pour assurer leur domination aux partis-Etat, le Néo-Destour puis le RCD, ces derniers ont choisi de conserver les moyens économiques et de production proches des centres de pouvoir : Tunis, capitale politique, et la région du Sahel, fief de Bourguiba, comme de Ben Ali.
Les régions Ouest et Sud : un inland qui sombre en silence
Conséquence de cette concentration de moyens et du peu d’ambition des programmes de développement visant à stimuler l’économie locale les possibilités d’emploi sont limitées. On objectera les opportunités d’emploi offertes par la Compagnie des Phosphates de Gafsa et le Groupe Chimique Tunisien, deux industries historiques des bassins miniers de la région, c’est oublier l’opacité et le clientélisme qui s’est opéré durant des années, et s’opère toujours dans le recrutement de leurs employés. Ainsi ne restent à l’inland tunisien que les miettes d’un dynamisme économique qui ne passe pas le milieu du pays. Seules 3% des entreprises en Tunisie sont installées dans les régions de l’Ouest. Le problème concerne essentiellement les jeunes travailleurs qualifiés car formés dans les facultés locales, mais qui ne trouvant pas de travail refusent pour autant de s’investir dans l’économie parallèle : ces jobs non déclarés et la contrebande qui tire parti de la porosité des frontières libyenne et algérienne. Les taux de chômage des jeunes diplômés sont dans ces régions les plus hauts en Tunisie.
Difficile pourtant de cerner la vérité statistique dans le brouillard de ses enjeux politiques. Pour préserver l’image du miracle tunisien, l’Institut Nationale de la Statistique (INS) a longtemps sous estimé les chiffres de la pauvreté en Tunisie. C’est toujours le cas aujourd’hui : en mars 2012 le directeur de l’INS se faisait licencier par téléphone, officiellement pour des raisons d’ordre méthodologique. En 1990 et en 2005, le taux de pauvreté au niveau national était respectivement de 6.7% et 3.8% d’après l’INS. En 2011 le ministre des affaires sociales l’estimait à 24.7%. La vérité se situe peut-être entre les deux : une estimation de la Banque Africaine de Développement souligne surtout l’augmentation sur la période 1990-2000 du taux de pauvreté dans les gouvernorats de Kasserine et Sidi Bouzid, où il est passé respectivement de 30.3% à 49.3% et de 39.8% à 45.7%, quand il a diminué, dans les gouvernorats côtiers.
La négation par le pouvoir ces dernières décennies de la faillite socio-économique dans ces régions engendre un sentiment d’humiliation pour les populations qui y vivent, particulièrement lorsque les pouvoirs publics adoptent une position de coercition face aux signes de colère. Violence verbale : le souvenir est cuisant des propos de Samir Dilou ancien porte-parole du gouvernement de la Troïka et ministre des Droits de l’homme et de la Justice transitoire assénant que le gouvernement avait à choisir entre préserver l’intérêt national et l’économie et respecter le droit de grève et la liberté d’expression. Violence physique aussi lors des émeutes de Siliana où les policiers ont tiré à la chevrotine sur les manifestants, venus réclamer le départ du gouverneur islamiste. Combiné à un environnement urbain dégradé, pollué et au lent déclin des activités de l’industrie minière, la situation est aujourd’hui complexe à résoudre. Or avec le temps qui passe, la situation se grippe. Les sit-ins et manifestations organisés par les employés des industries locales ou par les chômeurs qui aimeraient y être employés mais qui dénoncent les pratiques de recrutement clientélistes, perturbent l’activité de ces entreprises. Un cercle vicieux. Un an après la révolution les profits dégagés par la Compgnie des Phosphates de Gafsa et le Groupe Chimique Tunisie ont diminué de 825 millions de dinars en 2010 à 200 millions de dinars (100 millions d’euros) en 2011. En un an d’avril 2011 à 2012, le ministère de l’Intérieur avait enregistré plus de 17000 mouvements de protestation, depuis le chiffre s’envole.
Après des années d’autisme du pouvoir sur la question de la prise en compte des besoin en développement de la « Bande Ouest », accentué par le mutisme des médias sous contrôle, cette question du développement des régions intérieures comme agent de stabilisation politique revient sur le tapis. Elle est essentielle tant ces mouvements de protestations sont une épée de Damoclès planant au dessus du développement économique et démocratique de la Tunisie post-révolution.
Emma Ghariani