Du fin fond de cette crise que connaît la Tunisie, semble surgir quelque chose de positif, comme un élan d’espoir presque désespéré, une volonté vive de rompre avec l’emprise de toutes ces matrices de valeurs sévères et paranoïaques qui ont miné l’aspiration au voyage, à l’ouverture, à la liberté et à l’innovation durant des siècles. Cette volonté apparaît avec témérité dans l’art, où les limites se brisent plus facilement que dans la vie quotidienne, où les forces semblent se condenser, pour tracer ces nouvelles directions.
Dans tous les domaines, politique, artistique, économique, ces « lignes de fuites » ressortent tels des nappes souterraines qui débordent. Derrière ces macro-fascismes qui cherchent à s’ancrer, derrière les macro-régressions de toutes sortes, une micro-politique se développe, des initiatives débordant de jeunesse, de fraîcheur, de subtilité et de talent ressortent, certes minoritaires mais de plus en plus affirmées. Je choisis des exemples pris au hasard de mes rencontres qui ont attiré mon attention dans le domaine de la production artistique.
Lors de la visite de l’exposition « Fragile » lancée par un collectif d’artistes, il y a de cela quelques semaines, nombre d’approches m’ont interpellé. Ce qui nous intéresse ici, ce n’est pas de faire des éloges mais de capter ces nouvelles directions, nouvelles expressions de la sensibilité, traduction des crises, des paradoxes et des mutations de l’inconscient social. Les photos de Moez Akkari, jeune graphiste designer, non moins passionné par l’art de la photo, mettent en scène une sorte de déambulation d’un inconnu portant le burnous le long des ruelles tortueuses de la médina. Ce ne sont pas du tout des photos faisant l’apologie des coutumes et des traditions, ce n’est pas la photo empêtrée dans la nostalgie de la morale de la bourgeoisie médinoise. Tout au contraire. Il y a certes une part de romantisme et de nostalgie. Mais Il y a quelque chose d’autre que seule l’expression artistique permet de « rendre visible » : le personnage est parcouru par des champs d’intensité, des forces d’aspiration qui le « fragilisent », qui effacent le visage englouti dans le burnous, menaçant d’emporter l’identité traditionnelle ; brouillent une partie de la jambe, et finissent par le transformer en un spectre sans visage, errant dans les ruelles dans une quête angoissante d’identité perdue d’avance, résigné à un processus de disparition enclenché sans espoir de retour . Moez réussit dans ses photos à capter et à condenser ces forces de distorsion, qui sont le fruit de la crise que traverse la culture en se confrontant à la modernité.
Faisant également partie de cette collectivité, la série de dessins « Jusqu’à quel point ? » de Hédi Khélil, jeune peintre exposant à la cité internationale des arts de Paris, rompt avec la peinture figurative pour mettre en scène un processus, « un langage purement graphique et linéaire, mettant en œuvre principalement des « êtres linéaires » partout où on a tendance à voir des figures » (selon les dires du peintre). Un pur jeu de forces, où un élan balbutiant et fragile tente de pulluler à la manière de microspores par accumulation d’intensités dans certaines zones, avec des moments de cristallisation en images figuratives. L’acte de peindre poursuit sa progression en « rhizome », subissant des explosions, des éclatements en cloques, des effacements, mais cet élan semble à chaque instant menacé d’être absorbé par un trou noir : « ‘Jusqu’à quel point’ » peut tenir un souffle de vie – aussi fuyant et fictif soit-il – projeté sur du papier ? » (Hédi Khélil). Moments de crises, débordements, alternances de moments fragiles et de cristallisations fortes, cette peinture renvoie à l’élan vital mais aussi au processus de la révolution, qui oscille entre balbutiements, cristallisations, qui pullule selon la contingence des problèmes et obstacles, oscille entre l’implosion et l’extension, l’espoir et le trou noir.
A coté de ces initiatives groupées autour d’un thème, nous rencontrons également des initiatives individuelles d’une grande singularité. Dans cette ligne, je cite l’œuvre d’Ymen Berhouma qui a exposé régulièrement à la galerie Ammar Farhat et dont la dernière en date s’intitule « Quelque part dans l’inachevé ». Œuvre parcourue de figures de femmes et d’enfants enlacés, tordus dans des postures à la fois impossibles et gracieuses, où la tension entre le figuratif et la pure expression de la matière atteint un paroxysme qui finit par se résoudre dans une pure intensité, un pur jeu de forces de la matière-couleur, matière-texture, matière lumière, matière déchirée, matière mouillée. La peintre semble traduire, par ce jeu de forces de la matière parfois assez violent, par ces contorsions, ces « soubresauts » qui vont au-delà des limites de ce que peu un corps, une volonté tragique de faire sortir ses figures de femmes de la représentation traditionnelle, des coutumes et valeurs rigides dans lesquelles elles se trouvent piégées.
L’approche de Yasmine Ben Khélil est tout autre. Ses dessins pop d’une grande délicatesse, dont la qualité de l’exécution nous fait penser à un travail minutieux de broderie sur dentelle, n’en traduisent pas moins une grande violence expressive. Comme si cette délicatesse menaçait à chaque instant de rompre les tissus de la figure pour faire éclater une sensibilité à fleur de peau. Une première série de dessins alternée également de photos, représente des femmes aux visages effacés, et à la posture tourmentée. Derrière chacune de ces femmes, se tient un monstre qui tend vers elle ses mains, sur le point de l’étrangler. Contrastant avec la fragilité de la silhouette de ces femmes, les monstres ont un corps massif qui dégage une force de pesanteur oppressante. Des yeux énormes, globuleux, le plus souvent grouillant en nombre sur leurs corps verdâtres, trou béant unique dans l’un des dessins, en-dessous duquel se déploient les orbites d’un amas de crânes, ces yeux sont comme autant de trous noirs qui effacent les traits de ces femmes en menaçant de les emporter dans un abîme sans fond où l’angoisse et le désespoir ne font plus qu’un avec l’informe. Car en fin de compte, ces monstres ne sont autre chose que cet informe, ce trou noir qui pointe à chaque fois que nous voulons séduire, aimer ou réaliser un rêve. Cette force qui nous étrangle quand nous voulons parler, qui nous crispe quand nous voulons sourire, nous ligote quand nous voulons danser.
Dans une deuxième série de dessins de l’artiste, exposée au printemps des arts de la Abdelliya, intitulée « Société secrète », elle fait fuir ses personnages-prototypes de la révolution vers toutes sortes de devenirs qui sont essentiellement des devenirs oiseaux : à coté du devenir arbre de l’homme d’affaires qui tend à figer ses activités, nous rencontrons le devenir hibou du militaire, le devenir corbeau du sniper, devenir colombe du harraq, devenir aigle de la femme militante, devenir paon du salafiste… Par l’expressivité de ces devenirs, cette série explore les forces qui font fluer la société lors de la révolution vers l’autre, vers l’animal redoutable, vers le nocturne, le charognard, l’oiseau de proie, la bête exhibitionniste, autant de devenirs qui accompagnant la crise, le bouillonnement des régimes, les fluctuations du politique et du social.
Toutes ces œuvres, tous ces artistes ne sont que des rencontres au hasard de mes déambulations. Rencontres qui ne représentent que des échantillons, des singularités dispersées parmi un tas d’autres productions recelant ce potentiel : dans le politique, les médias, le cinéma, le théâtre, les initiatives individuelles etc.… Ce n’est même pas obligé de les rencontrer, c’est dans l’air, cela se respire derrière tous ces relents, toute cette puanteur. Car il ne faut pas oublier que les crises sont les « soupes primordiales » de tous les élans créateurs, que du fin fond de toute cette négativité, il y a des forces positives et créatrices, qui puisent dans ce chaos pour se donner consistance. Ces forces artistiques sont autant d’indices, de symptômes capteurs du devenir de ces crises, mais surtout porteuses d’un espoir qui aide à supporter la tristesse du pouvoir, ainsi que la cruauté stupide et les soubresauts sclérosées de notre culture millénaire.
Mohamed Harmel