La Turquie est souvent citée par les observateurs et spécialistes du Moyen-Orient comme un modèle politique au sein duquel Islam et démocratie cohabitent. Il est vrai que l’arrivée au pouvoir du premier-ministre Recep Tayyip Erdoğan en 2003 et de l’A.K.P a fait évoluer la société turque, notamment sur le plan économique (une croissance de 8% en 2011), à tel point qu’à l’aune des révoltes qui agitent la région depuis décembre 2011, certains espèrent que la Tunisie, l’Egypte ou la Libye s’alignent sur le modèle turc. Si l’on ne peut objecter que les élections soient libres et que l’opposition soit représentée au parlement, peut-on pour autant parler de « modèle » ?
Ce n’est en tous cas pas l’avis de ces étudiants activistes, journalistes engagés ou députés d’opposition rencontrés en septembre dernier à Istanbul, qui dénoncent un semblant de démocratie. A l’heure où le système Erdogan vacille, ces témoignages prennent tout leur sens.
Ahmet Saymadi[/caption]
Pour autant, Ahmet Saymadi le reconnaît bien volontiers : « lors de l’arrivée de l’AKP au pouvoir, Erdoğan voulait apaiser les tensions existantes ». Des droits leur ont été octroyés, notamment à travers une représentativité politique incarnée par le parti BDP (Parti pour la paix et la démocratie), bien qu’il n’existe aucun lien entre les deux organisations. En 2009, changement de stratégie : lors des élections municipales, le parti kurde remporte plus de cent municipalités et sa montée en puissance inquiète Ankara qui procède en réaction à l’arrestation de cent cinquante élus. En 2011, lors des dernières élections législatives, le BDP et le CHP (parti républicain du peuple, fondé par Atatürk et membre de l’Internationale Socialiste) avaient présenté des candidats alors qu’ils se trouvaient en prison. Contrairement à l’élection précédente, une fois élus, ces candidats n’ont pu sortir de prison comme la loi les y autorisait jusqu’alors.
Sebahat Tuncel a eu de la chance puisque, ayant été élue en 2007, elle a pu être libérée. Elue députée d’Istanbul, sur les listes du BDP alors qu’elle se trouvait en prison, cette militante révolutionnaire, devenue féministe, mène un combat au Parlement pour que « la langue kurde puisse être enseignée, en faveur de l’émancipation des femmes et pour l’égalité entre les hommes et les femmes ». Le parti est reconnu et autorisé par l’Etat mais, compte tout de même
La liberté de la presse en pointillés
Si les kurdes sont la principale cible du gouvernement, la liberté de la presse est également l’un des gros points noirs de la Turquie actuelle. Il est en effet très compliqué de publier des informations « dîtes sensibles ». Certains sujets sont peu ou pas traités, parmi lesquels le problème kurde bien sûr, mais aussi le génocide arménien de 1915, non reconnu par les turcs et qui empoisonne toujours les relations entre Ankara et Erevan, ou encore le statut de Chypre. Même si aujourd’hui ce sont des sujets que l’on peut aborder, il n’en demeure pas moins que de nombreux patrons de presse s’y refusent car on ne sait jamais quelles en seront les conséquences : cela peut aller d’une simple menace de la part des autorités, à l’agression physique ou l’emprisonnement. Ainsi, la presse s’autocensure.
Cette conception du journalisme n’est pas celle d’Ahmet Şık, un reporter d’investigation et auteur d’un livre intitulé L’armée de l’Imam, décrivant les relations troubles entre la police turque et le mouvement islamiste de Fetullah Gülen, du nom d’un imam exilé aux Etats-Unis, soupçonné d’infiltrer l’Etat Turc et le monde des affaires, bien embarrassant pour le pouvoir. Ce livre lui a valu d’être détenu pendant un an, avant même la parution du livre (saisi par les autorités), accusé d’appartenir à l’organisation terroriste « Ergenekon » qui aurait pour but de renverser le pouvoir à travers un coup d’Etat militaire. Devenu un symbole de l’atteinte à la liberté d’expression, il a été remis en liberté en Mars 2012 mais pour autant son procès continue, et selon lui il y a peu de chances que la justice le blanchisse : « cela reviendrait pour l’AKP à reconnaître qu’ils se sont trompés et à libérer tous les journalistes emprisonnés pour terrorisme ». Ahmet Şık n’envisage pas l’exil et explique son raisonnement : « Je veux démontrer l’absurdité de ces accusations, je veux que l’on m’explique pourquoi je n’avais pas le droit de publier de telles informations ». Son espoir sera t-il entendu ? Rien n’est moins sûr…
D’autres journalistes comme le rédacteur en chef du journal arménien Agos, Rober Koptas, ont un avis plus nuancé. A la tête du journal depuis deux ans, il a succédé à Hrant Dink, devenu célèbre pour ses appels à un rapprochement entre les communautés turques et arméniennes et sauvagement assassiné en 2007 par un militant nationaliste. Selon lui, la Turquie est malgré tout sur la bonne voie : « Dans les années 1990, les journaux n’exprimaient que le point de vue de l’Etat et les journalistes qui écrivaient sur les Kurdes ou sur les coups d’Etat subissaient des tortures et pouvaient même mourir en prison ! ». Depuis, les choses ont évolué, « les revendications des Kurdes ont ouvert la voie aux Arméniens pour demander la reconnaissance du génocide ». Cela étant, il existe encore bien trop peu de médias indépendants qui expriment un point de vue qui ne soit pas nationaliste.
Quel avenir pour la démocratie turque ?
Dans ce contexte, la Turquie peut-elle aussi connaître son « printemps arabe » ? De l’avis de ces observateurs, on en est encore très loin. La démocratie turque possède malgré tout un temps d’avance sur ses voisins : les élections y sont libres et il n’est pas sûr que Erdoğan ou l’AKP soient là pour trente ans. Ahmet Saymadi imagine « une coalition qui pourrait remporter non pas la prochaine élection mais la suivante », voyant même des risques de scission au sein du parti au pouvoir. Pour lui, l’avenir du pays se situe clairement au sein de la l’Union européenne, ce serait la meilleure façon de « faire progresser les droits des minorités » et des kurdes en particulier. Mais la Turquie aspire aujourd’hui à se placer comme l’un des leaders au Moyen-Orient, en raison notamment de l’hostilité de nombreux pays européens dont la France et l’Allemagne qui voient en cette candidature le danger islamiste à leur porte mais d’un autre côté la Turquie ne remplit pas aujourd’hui les critères qui lui permettraient d’intégrer l’UE. Si Nicolas Sarkozy s’était montré résolument hostile à cette idée, François Hollande semble très prudent sur la question. Il déclarait juste avant son élection qu’ « aucune condition majeure n’est réunie, et donc, dans le prochain quinquennat, il n’y aura pas d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne ». Il est bien évident que le rejet de la candidature turque aussi bien par les dirigeants de l’UE que par les peuples européens radicalise les positions d’Ankara qui chaque jour se tourne un peu plus vers les pays du Golfe.