De quoi Gezi Parkı est-il le nom ? Depuis le 31 mai au matin, la place Taksim et le parc Gezi qui la jouxte sont devenus les symboles d’une Turquie qui souhaite exprimer un ras-le bol avec l’attitude autoritaire et paternaliste de son premier ministre Recep Tayyip Erdogan ainsi que l’islamisation rampante du pays. L’intervention de la police vendredi 31 mai au matin pour déloger des manifestants pacifiques qui occupaient depuis plusieurs jours le parc Gezi, à coup de gaz lacrymogène a mis le feu aux poudres et depuis, la révolte s’est propagée à l’ensemble de la Turquie. Comment expliquer un tel soulèvement alors que la Turquie était considérée il y a peu de temps encore comme un modèle : un pays religieux au taux de chômage quasi-chinois. Un pays dans lequel pouvaient cohabiter islam et démocratie.
L’arrogance du premier ministre et son sentiment d’être intouchable auront-ils raison des ambitions démesurées du premier ministre turc ? Si Erdogan a reconnu dimanche que la police avait réagi de façon « extrême », il n’entend pas moins céder à son projet de raser le parc Gezi pour y installer un centre commercial.
Une manière de gouverner dont les Turcs ne veulent plus
Les Turcs ne supportent plus cette attitude qui vise à dicter à chacun sa conduite. Nombreux sont les projets ou les lois qui ont fini d’irriter les Turcs. Qu’il s’agisse de la construction d’un troisième pont reliant les rives européenne et asiatique d’Istanbul (qui va être construit en dépit des normes environnementales), dont la première coulée de béton a été effectuée le 29 mai dernier en présence du premier ministre, de l’interdiction de vendre de l’alcool dans les magasins entre 22h et 6h du matin, de même que la vente a proximité d’un lieu de culte ou encore la réduction de 10 à 4 semaines pour recourir à une IVG, ces projets suivent la volonté d’un seul homme, Erdogan, sans qu’il n’y ait le moindre débat dans la société turque. La colère fait donc rage et elle n’est pas prête de s’estomper.
Vers un « Printemps Turc » ou un mouvement pour plus de démocratie ?
Peut-on pour autant parler de « Printemps Turc », à l’image de ce qui s’est produit dans le monde arabe ? Selon les connaisseurs de la Turquie s’il y avait une comparaison à faire ce serait plutôt avec les Indignés de la Puerta del Sol qu’avec les manifestants de place Tahrir.
La Turquie est en effet une démocratie, cela n’est pas contestable, il s’y déroule des élections libres et l’opposition est représentée au Parlement. D’ailleurs, tout le monde s’accorde à dire que Recep Tayyip Erdogan a profondément changé son pays depuis 10 ans, il a réussi à le hisser au seizième rang des puissances économiques mondiales.
Des médias à la botte du pouvoir
Mais, la Turquie est une démocratie largement imparfaite. En effet, les médias ne sont pas libres, quand ils ne sont pas contrôlés directement par le pouvoir, ils appartiennent à des industriels proches de l’AKP… Il n’est pas rare d’ailleurs que des journalistes soient emprisonnés ou agressés lorsqu’ils diffusent des informations qui déplaisent au gouvernement ou qu’ils s’intéressent de trop près au conflit kurde. Dans son dernier classement annuel de 2013, Reporters Sans Frontières place le pays à la 154è place sur 179 et depuis le 31 mai, RSF fait état de 14 journalistes blessés, « délibérément pris pour cibles par les forces de l’ordre » pour l’Association turque des journalistes (TGC). Alors que certains risquent leur vie pour couvrir ces manifestations, les médias audiovisuels ont décidé quasi-exclusivement de ne rien montrer à leurs téléspectateurs des foules rassemblées à Taksim comme ailleurs. Symbole de cette (auto) censure, la chaine CNN Türk qui, le 31 mai, au premier jour des manifestations, diffusait une émission culinaire alors que les manifestants étaient chargés par la police. Le samedi soir, les télespéctateurs pouvaient voir un documentaire sur les pinguoins… Depuis, CNN Türk est devenu le symbole de ces médias à la botte du pouvoir. Une pétition a d’ailleurs été lancée, pour que CNN International retire son nom à la chaîne turque. Vendredi matin, près de 90 000 personnes avaient signé cette pétition.
Twitter et Facebook comme source d’information
C’est donc à travers les réseaux sociaux (Facebook, Twitter) que les Turcs peuvent suivre les événements. Le groupe Facebook #Occupygezi recense plus de 5000 fans sur Facebook et plus de 20 000 followers sur Twitter depuis le 30 mai dernier ! Erdogan qui a la plus grande méfiance pour les réseaux sociaux, avait estimé il y a quelques jours que Twitter était « nuisible » pour le pays, a fait procéder hier à des arrestations d’une quarantaine d’utilisateurs du réseau social à Izmir pour « incitation à l’émeute » et qui sont sous le coup de peine de prison très lourdes.
L’heure du bilan et des responsabilités viendra mais l’on peut d’ores et déjà affirmer que l’attitude des européens à l’égard de la Turquie n’est pas étrangère à cette radicalisation et cette personnalisation du pouvoir qu’incarne Erdogan. En effet, entre son envie de rejoindre l’Union européenne et celle de devenir le leader du monde arabo-musulman et de restaurer la grandeur de l’empire ottoman, la Turquie a fini par choisir.
L’Europe a-t-elle une responsabilité dans la dérive autoritaire du régime ?
Si le pays ne remplit aujourd’hui pas les critères nécessaires à son entrée dans l’UE (notamment en ce qui concerne la liberté de la presse ou du respect des minorités kurdes, arméniennes ou alévis) elle a été lassée par le report des négociations en vue d’entrer dans l’UE et du manque de courage des dirigeants européens pour qui l’entrée de la Turquie dans l’UE s’apparenterait à faire entrer le loup (musulman) dans la bergerie (de tradition judéo-chrétienne). Erdogan se tourne donc désormais vers des voisins d’Asie centrale ainsi que les pays du Maghreb et du Golfe persique. Les Frères musulmans égyptiens et Ennahda en Tunisie s’inspirent de l’AKP et rêvaient jusqu’à présent d’un destin à la Erdogan. Ces événements vont-ils les inciter à repenser leur modèle ?
Nul ne sait ce qu’il adviendra de ce début de révolte. Les manifestants sont déterminés et ne reculeront que si le premier ministre renonce à ses projets conservateurs. Il est sûr que
l’attitude d’Erdogan sera décisive car s’il fait preuve de cécité, à vouloir éteindre l’incendie au prix d’une répression féroce, il pourrait être balayé comme l’ont été Ben Ali, Moubarak et consorts. L’autre option serait pour lui d’attendre que le mouvement s’essouffle et entrer dans une logique communautariste en donnant satisfaction à certains tout en mécontentant les autres, en attendant des élections qui pourraient intervenir l’an prochain. Erdogan veut modifier la constitution pour instaurer un régime présidentiel, qui lui permettrait d’être candidat. Une dérive de plus qui accentuerait cette « poutinisation » du pouvoir que dénoncent ses opposants.