Nadia Chaabane, vous êtes députée à l’Assemblée Nationale Constituante (ANC), élue de la circonscription France Nord, dirigeante du parti Al Massar. Le député Mohamed Brahmi a été assassiné le 25 juillet dernier. Quel souvenir gardez-vous de M. Brahmi ?
Lorsqu’il entrait dans une salle, il en imposait par sa présence physique massive. Et lorsqu’il prenait la parole, il était d’une douceur, d’une gentillesse et d’une culture qui en imposaient tout autant. En 2012, il avait participé à une grève de la faim pour soutenir la demande de libération de manifestants originaires de Sidi-Bouzid, sa région, et nous avions pris l’habitude de nous connaître. C’est une grande perte pour la Tunisie.
La réponse du peuple tunisien à l’assassinat de M. Brahmi semble moins forte que celle qu’avait provoquée le crime de Chokri Belaïd en février 2013 ?
En février, plus d’un million de citoyens avaient assisté aux obsèques de Chokri Belaïd. La réponse avait été plus forte sur l’instant mais, aujourd’hui, la détermination des citoyens, des forces vives et des élus qui veulent en finir avec cette situation est nettement plus grande.
Aujourd’hui, un sit-in a lieu en permanence devant l’ANC pour demander sa dissolution, des gouverneurs de province font face à de véritables insurrections, notamment de jeunes très organisés et déterminés qui exigent qu’on en revienne aux principes de la révolution du 14 janvier : justice et dignité.
Vous avez suspendu votre participation aux travaux de l’ANC avec 69 autres de vos collègues. Pourquoi ne pas démissionner tout simplement ?
En gelant notre participation aux travaux de l’ANC, nous bloquons l’institution car il faut les 2/3 des voix pour faire passer les textes fondamentaux, soit 73 députés sur 217 élus. Nous y sommes presque. Des élus de la troïka au pouvoir sont sur le point de nous rejoindre.
Nous considérons aujourd’hui que l’ANC est morte et enterrée. Qu’elle doit être dissoute comme doivent être dissout le gouvernement et démis le président de la République.
Nous demandons la démission collective du gouvernement actuel et nous en appelons à un gouvernement de salut national, composé de techniciens et de compétences qui s’engagent à ne pas se présenter aux prochaines élections.
Nous demandons une commission spéciale qui reprenne en l’état les travaux de la Constitution, la nettoie de ses excès actuels et la soumette au plus vite au référendum du peuple tunisien.
N’êtes-vous pas responsable, comme tous les dirigeants politiques, du pourrissement de la situation politique ? La Constitution devait être votée en un an (23 octobre 2012) et le délai a été largement dépassé.
L’ANC n’est plus légitime aujourd’hui. Un de ses députés a été assassiné et depuis octobre 2012, le délai initial d’une année fixé pour adopter la Constitution a été largement dépassé. Le président de l’ANC, Mustapha Ben Jaafar, est le principal responsable de ce pourrissement. C’est lui qui a fait prolonger cette situation en refusant à de nombreuses reprises de prendre en compte nos demandes et nos propositions de loi fixant des échéances précises pour le vote de la Constitution.
C’est ensuite et surtout Ennahdha qui s’accroche au pouvoir et à l’Etat, alors que le parti islamiste fait preuve chaque jour de son incompétence. Le peuple a élu une Assemblée pour voter une Constitution, non un gouvernement pour diriger le pays. Les Tunisiens ont hérité contre leur gré d’un gouvernement qui, en fait, est à la solde d’un parti, qui, lui, dirige et veut mettre la main sur l’Etat. On a connu pendant des décennies l’ère de l’Etat – parti unique. Nous n’en voulons plus et c’est ce que Ennahdha tente de faire à sa manière.
Que reprochez-vous au fond à Ennahdha ?
Ennahdha met en place un Etat de non droit et exerce le pouvoir de façon illégitime aujourd’hui. D’autre part, ce parti est d’une incompétence dont on voit chaque jour les dégâts. Il a été incapable d’assurer la sécurité des élus, de répondre aux problèmes économiques et sociaux, de faire voter la Constitution dans les temps.
Je ne vous donnerai qu’un exemple : ce matin, devant l’Assemblée Nationale au Bardo, on a vu des policiers tabasser un élu, Nooman Fehri, qui est aujourd’hui hospitalisé, et un véhicule de police rouler sur le corps d’un étudiant qui est aujourd’hui gravement blessé. Alors que le ministre de l’Intérieur, membre d’Ennahdha, avait soi-disant ordonné à ses troupes de laisser les manifestants libres de s’exprimer sur ce rassemblement. Des policiers nous ont clairement dit qu’ils recevaient des ordres d’ailleurs. C’est comme si on faisait face à une police parallèle d’Ennahdha.
Craignez-vous un scénario à l’égyptienne avec une scission du pays en deux ?
Non, pour la simple et bonne raison que les islamistes ne sont pas populaires en Tunisie comme ils le sont en Egypte. Les Tunisiens sont largement majoritaires pour demander aujourd’hui le retrait d’Ennahdha du pouvoir.
Propos recueillis par Michel TAUBE