Oussama et Chahine, deux membres d’un mouvement d’art urbain « Zwela » vont de nouveau comparaitre devant le tribunal de première instance de Gabes le 23 janvier 2013 pour violation de l’état d’urgence, propagation de fausses informations portant atteinte à l’ordre public et tags sans autorisation sur les murs de bâtiments publics. Aujourd’hui, de sérieuses menaces pèsent sur la liberté d’expression et de création des artistes.
Un énième procès d’opinion contre la liberté d’expression et de création
Le 23 Janvier prochain se tiendra à Gabes la deuxième audience du énième procès d’opinion que connaît la Tunisie depuis l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel. Ce procès concerne deux jeunes étudiants et artistes tunisiens appartenant à un mouvement artistique alternatif connu sous le nom de « Zwewla » ( un mot du dialecte tunisien correspondant au mot « pauvres ») qui ont choisi de s’exprimer pour révéler les maux de toute une génération voire de tout un peuple à travers des mots et des graffitis peints sur différents murs du pays ( Tunis, Sidi Bouzid, Kasserine, Regueb, etc…). Des mots, des slogans qui dérangent puisqu’ils poussent à la réflexion comme :
-« Zawéli Fi Tounes Méyett Hay »: « En Tunisie le pauvre/ déshérité est mort-vivant »
-« La 3élmeni lé Eslémi thawretna thawret Zawéli » :« La révolution n’est ni celle des laïcs ni celle des islamistes. Notre révolution est celle des pauvres.
-«Al- Châab yourid hak ezawéli» : « Le peuple demande le droit des déshérités / pauvres »
Cette affaire « Zwela » commença le 3 novembre 2012 quand des policiers ont poursuivi deux jeunes gens qui étaient en train de peindre des graffitis dénonçant la situation dans la région de Gabes (sud tunisien) sur les murs de l’Institut Supérieur des Etudes Technologiques de Gabes.
Ils ont dénoncé par ces graffitis la marginalisation des jeunes diplômés, des pauvres et la dégradation des conditions de vie des Tunisiens en général. Effrayés par ce qu’ils pensaient être des balles, les deux artistes ont pris la fuite en laissant leur moto sur place. Quelques heures après, ils ont pris la décision de se présenter au poste de police de Gabès ou ils ont signé un procès verbal et ont été informés que le dossier a été classé.
A leur grand désarroi, un jour après, ils ont été convoqués par le procureur de la république. Ils ont été accusés de violation de l’état d’urgence, propagation de fausses informations portant atteinte à l’ordre public et tag sans autorisation sur les murs de bâtiments publics.
Une première audience a eu lieu le 5 décembre 2012. Le procès a été reporté au 23 janvier 2013. Entre temps, plusieurs acteurs de la société civile, des artistes, des ONG nationales et internationales, jugeant les accusations comme disproportionnées et l’affaire comme un procès d’opinion et une atteinte à la liberté d’expression et de la création, se sont mobilisés pour soutenir les deux « Zwewlas ».
Le contexte local est important dans cette affaire : les habitants du gouvernorat de Gabes ont entamé une révolte contre l’indifférence du gouvernement et dénoncent son incompétence vis-à-vis du développement des régions internes du pays. Ils ont condamné le népotisme évident dans les résultats d’un concours de recrutement dans une usine locale où toutes les places auraient été réservées à des parents de Rached Ghannouchi, leader du parti « Ennahdha » au pouvoir.
Les habitants de Gabès ont également appelé à l’amélioration des conditions environnementales dans la région qui est une des régions les plus polluées de la Tunisie. Des affrontements entre les forces de l’ordre et les habitants ont éclaté le 18 octobre 2012 et se sont poursuivis pendant quelques jours en faisant des blessés.
Chahine et Oussama ont choisi, eux, une autre manière de contestation : la contestation artistique. L’expression et la création dérangent-elles les politiciens au pouvoir actuellement ? Peut-on dire que le simple fait de peindre des graffitis sur des murs de bâtiments publics constitue une violation de l’état d’urgence ?
Les lueurs de la Révolution et les désillusions de la liberté d’expression
Cette affaire souligne l’évolution de la révolution tunisienne depuis deux ans. Après la fuite du dictateur déchu Zine Al Abidine Ben Ali ou « ZABA », comme l’appelaient ses opposants et certains cyberdissidents, le peuple tunisien a connu une période d’euphorie révolutionnaire durant laquelle chacun s’était mis à parler, à exprimer librement ses idées et ses pensées. Les Tunisiens se sont approprié la rue et l’espace public. Des cercles de discussion se sont formés ici et là tout au long de l’Avenue Habib Bourguiba, artère principale de la capitale. On y discutait de l’avenir du pays, chose que les Tunisiens n’ont pas osé faire même chez eux pendant des décennies car la vigilance, la peur et la terreur leur dictaient que les murs avaient des oreilles aussi.
Les médias ont brisé le silence auquel ils étaient réduits. Les journaux et magazines se sont multipliés, les plateaux TV ont accueilli à bras ouverts des gens dont les noms étaient bannis dans les médias. Progressivement, le nombre des radios et des chaînes de télévision a aussi augmenté. Les artistes dits engagés ont enfin pu partager leurs œuvres artistiques en public. Des concerts de rue ont été organisés, le théâtre a été maintes fois célébré à travers des spectacles de rue.
Malheureusement, cela n’a pas duré longtemps. Les gouvernements provisoires qui se sont succédé au pouvoir, notamment le dernier gouvernement issu des élections du 23 octobre 2011 dites « démocratiques et transparentes », ont tenter de resserrer l’étau sur la liberté d’expression et celle de la création.
Les attaques contre la liberté de la presse et la liberté d’expression se sont multipliées. Des procès ont été intentés contre plusieurs personnes ou médias qui se sont exprimés librement, comme ce fut le cas avec l’affaire du film d’animation Persepolis par la chaîne de télévision Nessma ou l’affaire de la photo du joueur de footballeur tunisien Sami Khedira et de sa femme à demi-nue publiée à la Une du journal Attounissia.
Les artistes n’ont pas été épargnés également comme ce fut le cas avec les peintres lors des incidents survenus à l’occasion de l’exposition Printemps des Arts au Palais El Abdellia à la Marsa en juin dernier. Ces derniers ont été traduits devant la justice pour atteinte aux croyances des Tunisiens et aux valeurs du sacré. En effet, les œuvres artistiques contemporaines n’ont pas plu aux islamistes salafistes. La liberté de création est aujourd’hui menacée en Tunisie par des procès d’opinion contre des artistes.
Au final, la question est posée : où en sont les Tunisiens avec la liberté d’expression ? Ces questions et bien d’autres sont plus que d’actualité aujourd’hui en Tunisie.
Lina BEN MHENNI