Emmanuel de Lutzel, Vice Président social business de BNP Paribas et créateur de l’activité microfinance internationale est ce qu’on appelle un « intrapreneur social ». Il réunit les qualités personnelles et les compétences professionnelles d’un entrepreneur social, qu’il met au service d’une grande entreprise.
Comment a germé l’idée d’introduire le sujet de la microfinance au sein de BNP Paribas ?
Je dis souvent que j’ai transformé mon hobby en job. J’ai commencé comme bénévole de l’Adie (Association pour le droit à l’initiative économique) en 2004, j’ai fédéré autour de moi une dizaine de collègues intéressés par le sujet. Ma seule légitimité à l’époque, fin 2005 début 2006, était d’avoir lancé ce groupe de soutien à la microfinance. J’ai réalisé qu’il était paradoxal d’avoir une longue histoire de soutien à l’Adie en France, mais quasiment rien hors de France, alors que la microfinance concerne à 99,9% les pays émergents. Je me suis alors interrogé : pourquoi, étant présente dans 80 pays, BNP Paribas ne lancerait pas un projet microfinance à l’international ? L’objectif n’étant pas de faire du mécénat mais du financement d’institutions de microfinance, donc en mode business mais avec un objectif social.
Petit à petit, l’idée a fait son chemin. J’ai commencé à faire des recherches, puis j’en ai parlé à quelques personnes, qui m’ont conforté dans cette voie, en particulier Francois Debiesse, le patron de la Banque Privée qui est devenu mon patron par la suite. Il y a eu alors une réaction en chaine que je n’attendais pas. Chaque personne que j’allais voir trouvait le sujet intéressant et m’orientait vers de nouveaux interlocuteurs. Au bout de quatre mois, j’avais vu une quarantaine de personnes. Tout le monde était acquis au projet, le trouvait innovant et souhaitait que la Direction Générale lance une initiative.
Malgré les encouragements, personne n’avait rien décidé après quatre mois de contacts individuels. C’est alors que j’ai compris qu’il fallait viser très haut, car le sujet était trop transverse et trop innovant pour pouvoir être décidé par une personne seule. J’ai sollicité un rendez-vous auprès du n°3 de BNP Paribas. En dix minutes, il avait compris qu’il s’agissait d’un sujet business avec un énorme impact social et que l’on devait être en mesure de faire quelque chose, compte tenu de notre réseau à l’international. Il m’a apporté son soutien et m’a proposé que je présente le sujet un mois plus tard au comité exécutif du Groupe. J’ai eu l’impression que le ciel me tombait sur la tête. Moi, middle manager du cash management, sans aucune autre légitimité dans la microfinance que d’être bénévole de l’Adie, je me suis retrouvé à présenter mon projet au comité exécutif. Le jour J, j’étais censé avoir dix minutes, mais une demi-heure après j’étais encore là car tout le monde me posait des questions.
En quoi votre projet était-il innovant ?
Il y a eu plusieurs types d’innovation. Tout d’abord, une innovation totalement transverse, puisque ce projet de microfinance concerne dans la banque, une quinzaine de territoires et le département des risques, avec qui on a collaboré étroitement. Il a donc fallu animer toute une communauté de personnes issues de territoires différents, tant dans la banque d’investissement en Asie et Amerique Latine que la Banque de détail en Afrique.
La deuxième innovation concerne la « cible de clientèle ». À l’époque, nous n’avions quasiment pas de clients de microfinance, à l’exception de l’Adie. Il s’agissait donc d’identifier ces nouveaux clients, de les découvrir, de comprendre quels étaient leurs besoins et enfin de monter les dossiers de financement.
Enfin la troisième innovation, probablement la plus importante, c’est l’innovation dans le domaine de la mesure de la performance sociale. Notre intention n’étant pas de faire uniquement du crédit, mais d’avoir un impact social. En l’occurrence, financer des institutions de microfinance qui financent elles-mêmes des micro-entrepreneurs permet d’avoir un impact social sur le développement économique. L’idée était donc très simple, en revanche la réalisation a été beaucoup plus difficile puisqu’on a dû mettre en place des indicateurs de performance sociale alors que cela n’existait pas au sein de la banque.
Six ans plus tard, quel est votre impact social ?
Au total, nous avons eu un impact social sur 1,5 millions d’emprunteurs. Nous avons mobilisé 200 millions de capitaux, touché une quinzaine de pays, et financé une quarantaine d’institutions de microfinance. Alors que nous étions censé nous limiter à faire du crédit aux institutions dans les pays émergents, nous avons incubé et investi en capital dans deux institutions en Europe, Permicro en Italie et Microstart en Belgique, renforcé notre soutien à l’Adie en France et financé Fair Finance en Grande Bretagne.
Parmi ces résultats, quel est votre plus grande fierté?
Ce dont je suis le plus fier, ce sont évidemment ces 1,5 millions d’emprunteurs. Si l’on considère une famille de 5 personnes comme coefficient multiplicateur, cela concerne 7,5 millions de personnes ! Et ce chiffre est probablement minimisé puisqu’une famille de 5 personnes est plutôt représentative du modèle européen. En Afrique, on touche des familles de 10 ou de 20 personnes pour un seul emprunteur.
Aviez-vous au départ l’âme d’un entrepreneur ou d’un intrapreneur ?
J’ai toujours eu ce désir d’entreprendre ainsi qu’un fort tropisme pour les causes sociales. Ce n’est donc pas un hasard si je me suis orienté vers ce sujet de la microfinance. L’idée, encore relativement nouvelle, qui consiste à mettre le dynamisme entrepreneurial au service d’une cause sociale, est particulièrement passionnante.
Avec le recul, identifiez-vous les facteurs clés de succès d’un projet d’intrapreneuriat social ?
Les facteurs clés de succès pour qu’un projet d’intrapreneuriat social fonctionne se résument à savoir lire, écrire, compter et conter. Il faut savoir lire, c’est-à-dire acquérir de la connaissance, analyser un terrain nouveau. Mais la connaissance morte ne suffit pas, il faut avoir la capacité de synthétiser, donc d’écrire. Personnellement, après avoir accumulé un gros dossier de documentation, j’ai rédigé pour moi-même une synthèse d’une cinquantaine de pages, dont j’ai tiré une page que j’ai présentée aux différentes personnes que je rencontrais.
Le troisième facteur clé, savoir compter, consiste à transformer une vision, une idée, en business plan. Le business plan, avec la recherche d’un équilibre économique, vous oblige à formaliser. Enfin, le dernier facteur clé c’est la faculté de conter, de raconter une histoire en partageant une vision mobilisatrice. D’abord en interne, pour embarquer les autres dans l’aventure, à savoir le comité exécutif, les directeurs de territoire, les interlocuteurs locaux pour la microfinance, et toute une communauté de soutien. Raconter une histoire, qui sera ensuite colportée en interne, permet de fédérer cette communauté. Je suis moi-même convaincu qu’il n’y a pas d’entrepreneur social ni d’intrapreneur social sans création d’une communauté. Ce n’est pas simplement la mise en œuvre de process, ce sont d’abord des personnes, souvent des femmes d’ailleurs, qui ont envie de faire quelque chose qui soit porteur de sens.
En quoi initier ce projet de microfinance au sein de BNP Paribas a-t-il changé votre regard sur l’entreprise ?
C’est une chance formidable que l’entreprise m’a donnée de pouvoir lancer ce projet. De nombreux salariés ont du mal à imaginer des scénarios d’innovation disruptive, de créer des choses totalement nouvelles, alors que les grands patrons rêvent de voir des gens prendre des initiatives. Dans les grandes entreprises, l’un des grands enjeux reste l’innovation, en particulier sociale et managériale. Le middle management peut être une source très riche d’innovation, mais beaucoup de gens ont tendance à s’autocensurer alors qu’il faut oser passer à l’action et pas seulement de rêver changer le monde.