Miguel Benasayag, philosophe et psychanalyste, est un ancien militant d’un groupe de résistance armée en Argentine. A l’âge de 21 ans, il est arrêté et passe quatre ans en prison, dont un mois dans un centre de torture. Interviewé par Opinion Internationale, il répond à nos questions sur la torture et les droits de l’homme dans notre société contemporaine. Récemment, il a publié, avec Pierre-Henri Gouyon, l’ouvrage « Fabriquer le vivant ? », aux éditions La Découverte.
Que change, à votre avis, dans la vie d’une victime de torture le fait d’avoir parlé ou non de son traumatisme?
En tant que victime de torture, j’ai vu très clairement que personne ne voulait que je raconte ce que j’avais vécu. Personne, surtout parmi mes amis et mes proches. Il n’y avait qu’Amnesty International qui voulait que je témoigne. C’était quelque chose d’assez douloureux pour moi. Effectivement, on a été salis par l’horreur. Les victimes apparaissent comme sales, parce qu’elles ont été de l’autre côté.
Mais il y a aussi autre chose : avons-nous parlé sous la torture ? Car si nous avons parlé, alors nous mêmes, les victimes, nous sentons absolument sales. Par chance, j’avais réussi à ne pas parler – je crois que c’est toujours par chance, et non par conviction, idéologie ou religion – donc je n’avais pas ce problème-là. Mais il ne faut pas oublier que vu de l’extérieur, la victime était juste torturée, mais vu de l’intérieur, ce n’était pas le cas. Pour la victime, cela change tout, pour toute la vie. Les victimes de la Shoah, ce sont de pures victimes, alors que là, [sous la torture politique,] non, là il y avait le fait de parler ou de ne pas parler.
Toutes les tortures ne se ressemblent pas
Y a-t-il donc des tortures non politiques ?
Bien sûr. Même pendant la Shoah, il existait une différence énorme entre les résistants, qui étaient torturés et exécutés, mais qui savaient pourquoi ils étaient là, tandis que les juifs, eux, ne pouvaient pas comprendre les raisons pour lesquelles ils étaient torturés.
Aujourd’hui en Argentine tout le monde parle – et c’est très bien – de la torture des années 1970-1980, mais la vérité c’est que cette torture perdure encore aujourd’hui : De petits voleurs subissent encore des violences dans les commissariats de police ou dans les prisons. Il ne s’agit pas là de torture liée à des raisons politiques, donc ce n’est pas une torture qui peut être revendiquée. Là tu ne sais pas à quoi te raccrocher, parce qu’il est une chose d’être une pure victime comme les juifs pendant la guerre, il en est une autre d’être victime de torture parce que tu résistes à un régime fasciste, mais c’est encore différent d’être un simple voleur de pommes, tu es le petit qui a osé voler le grand propriétaire terrien et qui est torturé pour cela. Dans ces cas-là, qui sont des cas de violences banales, qui existent partout, la personne se met ça dans la poche et continue à vivre. Etre victime de torture politique est une expérience très douloureuse, mais il y a une reconnaissance sociale, une solidarité sociale.
Vous pensez donc que les victimes de torture politique ont un statut différent des victimes de crimes de droit commun, comme par exemple de viol ?
Le problème c’est qu’ [une victime de crimes de droit commun] n’a pas le contexte théorique pour métaboliser cela d’une façon positive. Donc il n’y a que la saleté qui reste. Il n’y a pas que le fait d’avoir été victime, mais y a t-il une reconnaissance, une réparation ? Y a t-il même une sorte de gloire ? Le fait de dire « il a été résistant, il a été torturé, il n’a pas parlé et il a survécu », cela fait une gloire, n’est-ce pas ? Alors que quelqu’un qui a été violé, ça fait juste une pure perte.
« La torture est toujours barbare »
Pensez-vous qu’un contexte particulier, social, politique, historique, peut justifier le recours à la violence et à la torture ?
La violence et la torture ne sont pas consubstantielles. Moi par exemple, j’ai été résistant au sein d’un groupe armé, et parmi toutes les actions que j’ai pu faire je n’ai pas commis un seul acte de barbarie. La violence ne mène pas forcément à la barbarie ; il y a des violences qui, au contraire, ont la vertu de s’opposer à la barbarie.
En revanche, la torture, dans n’importe quel contexte, est une pratique de barbarie. Il n’y a aucun contexte dans lequel le viol d’une femme n’est pas une barbarie. Le viol, la torture, l’abus de l’autre, comme la personne qui pollue un fleuve pour des raisons économiques sont des situations dans lesquelles il ne faut pas se raconter d’histoires.
Je sais qu’il est possible, tout en assumant des degrés de violence, de ne jamais dépasser la limite de la barbarie. Je sais – et c’est pour moi une grande tranquillité dans mon coeur – que jamais je ne suis tombé dans la tentation d’utiliser une « bonne barbarie » contre « la mauvaise barbarie ». La barbarie c’est la barbarie. Il n’y a pas de « bonne barbarie ».
Le corps de l’homme n’est plus intouchable
Quelle est, à votre avis, la perception de la torture aujourd’hui dans la société française ?
Il y a encore vingt ans, la torture était perçue comme un mal sans aucune nuance. Aujourd’hui la torture, dans la symbolique et l’imaginaire des sociétés occidentales, n’est plus ce mal absolu. Nos sociétés ont accepté l’idée que l’on puisse torturer un terroriste qui a posé une bombe. C’est la justification débile de la torture.
C’est un changement anthropologique fondamental, parce que l’homme aujourd’hui n’est plus au centre du dispositif. Pourquoi la torture n’est-elle plus un tabou total ? Pourquoi ne fait-on rien pour mettre un terme à la torture qui se produit à Guantanamo ? En réalité, tout le monde s’en moque ! Ce n’est pas parce que les gens sont devenus plus insensibles ou à cause du terrorisme. L’époque post-moderne actuelle implique un déplacement des figures et la figure de l’homme n’est plus intouchable, comme dans les cultures non modernes, pré-modernes ou para-modernes.
Il y a quelque chose dans l’unité sacrée de l’homme qui, d’un point de vue médical, scientifique, sociologique, économique, fait que l’homme n’est plus cet être central qu’on ne peut pas toucher. [En même temps], il y a d’autres sujets de droit qui émergent. Il y a les droits des animaux, le droit de la mer, les droits de la terre…
Le corps de l’homme, pour des raisons de recherche médicale, de progrès scientifique, n’est plus un corps intouchable. Tous ceux qui aujourd’hui sont inquiets pour la torture doivent comprendre que la torture n’est plus un tabou parce que le corps de l’homme n’est plus intouchable.
L’insensibilité à Lampedusa est une facette de l’insensibilité générale à la torture
Vous mentionnez des événements historiques comme la création de Guantanamo. Peut-on y inclure aussi la gestion des flux migratoires ?
Bien sûr. A l’époque des boat-people vietnamiens, la noyade des réfugiés faisait scandale. Aujourd’hui, tout le monde s’en fiche, parce qu’on dit aux gens « il n’y en aura pas pour tout le monde ». Mais, pour autant les migrations ne vont pas cesser, bien au contraire. Le contexte économique ou politique incite de nombreux migrants à quitter leur pays, sans parler du fait que la migration est consubstantielle à l’espèce humaine. Aujourd’hui les pays centraux [occidentaux ou parmi les plus développés] ont fait le choix de se fermer et de créer une sorte d’apartheid dans lequel il y a des gens dont la vie ne vaut rien.
Je pense que l’insensibilité par rapport à Lampedusa fait partie de l’insensibilité par rapport à la torture. Je pense que le traitement actuel des flux migratoires est une violation inimaginable des droits de l’homme. En Argentine, pour arriver à la table de torture, il fallait quand même être résistant. Je crois qu’aujourd’hui l’horreur [comme celle de Lampedusa] est infiniment plus grande que la torture en Argentine.
Vous avez écrit des ouvrages de philosophie. Croyez-vous dans une philosophie politique des droits de l’homme ?
Je pense que la philosophie politique aujourd’hui devra élargir la question aux droits de la vie. Elle doit pouvoir penser à la dignité de l’homme dans son écosystème. Il faut que l’homme revienne de son exil et qu’il se rende compte qu’il fait partie d’un contexte, et qu’il n’y a pas de droits pour l’homme sans les droits de l’écosystème.
Le dispositif qui voit le monde-objet et l’homme-sujet a vécu, c’est un cycle désormais épuisé. Maintenant, si nous voulons éviter que le macro-organisme économico-technique [engendré par la globalisation] ne détruise la vie, il faut se rendre compte qu’il y a une cause commune du vivant. Ce qui s’oppose à la destruction néolibérale post-moderne, ce n’est pas l’homme, c’est le vivant.
L’homme doit pouvoir conclure de nouvelles alliances. Cela ne veut pas dire que l’on doive nier la spécificité de l’homme, mais il est ontologiquement lié à un tout : sa survie en tant qu’homme et la survie de la culture en tant que culture dépendent d’une contextualisation qui englobe le vivant.
C’est autour de ta faille que tu dois te reconstruire
Qu’apporte la psychanalyse par rapport à l’engagement philosophique et politique pour les libertés ?
La psychanalyse apporte l’idée que l’homme n’est pas un ensemble d’outils que l’on pourrait échanger pour que ça fonctionne bien. La psychanalyse dit que l’homme est porteur d’une « faille » et non pas d’une « défaillance », une profonde faille qui est condition même de la vie. Le néolibéralisme pense l’homme comme une machine et estime que s’il y a des défaillances, on doit les corriger. La psychanalyse dit que « c’est autour de ta faille que tu dois te construire ». La faille est ce que l’on pâtit, mais elle est aussi le tremplin de la puissance.
Une politique non utilitariste comprend la différence entre la machine et le vivant, c’est à dire que le vivant n’a pas de sens. Mesurer la vie à l’aide de l’utilitarisme revient à se demander « à quoi cela sert-il ? » C’est une atteinte à la vie, philosophique et pratique lorsqu’on l’applique en politique. Le non-sens n’est pas une défaillance, il est au cœur de cette souffrance existentielle qu’est vivre. La psychanalyse participe à la résistance, au devenir utilitariste et artéfactuel du monde.
Voulez-vous ajouter quelque chose ?
Oui, cette question centrale du changement qui fait que l’homme n’est plus intouchable. Il est très regrettable qu’il n’y ait pas de possibilité de lancer ne serait-ce qu’un groupe pilote de recherche sur ce sujet, parce que je crois qu’à court terme les associations de défense des droits de l’homme, et de lutte contre la torture en particulier, se retrouveront face à une certaine impuissance due à un anachronisme, parce que ce qu’elles défendent ne sera plus intouchable.
Retour au sommaire du dossier « Revivre après la torture »
Propos recueillis par