Quelques jours avant que la loi contre le système prostitutionnel soit discutée à l’Assemblée nationale, Opinion Internationale a interrogé Morgane Merteuil, prostituée et Secrétaire générale du Strass, le syndicat des travailleurSEs du sexe, sur ce qu’elle pense de la proposition de loi, sur la prostitution et sur le trafic sexuel.
Opinion Internationale: Quelle est la situation des prostituées au Royaume-Uni, qui a déjà adopté une loi pénalisant les clients il y a quelques années ?
Morgane Merteuil : La situation au Royaume-Uni est vraiment très différente d’une ville à l’autre. Au niveau national ce sont les mêmes lois qu’en France, mais selon les villes il va y avoir une tolérance plus ou moins grande. A Glasgow par exemple il n’y a aucune tolérance, alors qu’à Edinburg les bordels sont tolérés. Cela dépend vraiment des villes, même si au niveau général c’est beaucoup moins dur qu’en France – de toute façon je crois que la France est l’un des pires pays du monde pour les travailleurSEs du sexe.
OI: Pourquoi cela ?
Morgane Merteuil : Par exemple en Ecosse la pénalisation des clients a été refusée : cela a été proposé il y a quatre ans, et cela n’a même pas passé le stade de la Commission de parti, cela a été refusé dès le départ.
OI: Cependant, en France, la ministre des Droits des femmes s’était déclarée contre l’idée d’imposer une peine de prison aux clients de la prostitution.
Morgane Merteuil : Mais personne n’a jamais voulu les envoyer en prison. C’est une technique de communication, ils ont commencé par dire qu’ils iraient en prison, alors qu’en fait il n’a jamais été question d’envoyer les clients en prison ! Mais comme ça maintenant on se réjouit que ce ne soit finalement « qu’ » une amende, et qu’on se dise qu’ils ont renoncé. Ils n’ont absolument pas renoncé. De toute façon, que ce soit une amende ou de la taule on s’en fout, parce que ce ne sont pas les clients qui seront pénalisés, ce sont les putes.
De même, ils disent que l’idée n’est pas de pénaliser mais de responsabiliser. Sauf que quelle est la technique de responsabilisation ? C’est de mettre une amende, donc de pénaliser. Ces personnes sont donc dans une démarche prohibitionniste répressive. Si elles ne veulent pas l’assumer, c’est leur droit, mais on ne va pas prendre pour argent comptant leur discours d’hypocrite. La ministre s’est dite contre la prison, peut-être, mais il n’empêche que la loi pénalise le client, peu importe les mots qu’on met derrière : mettre une amende, et considérer quelque chose comme un délit, c’est le pénaliser.
OI: Néanmoins, par rapport à la Suède, ce que propose la loi française serait moins dur, et ce serait donc mieux pour les prostituées d’après votre discours.
Morgane Merteuil : Non, on fait pareil, sauf que je crois qu’on est encore pire. Parce qu’en Suède il y avait au moins un semblant de mesure sociale – même si après il n’y a pas eu les moyens, alors que nous il n’y a même pas les moyens.
OI: Mais la proposition de loi inclut l’idée d’un suivi, d’une formation sûrement, pour sortir de la prostitution.
Morgane Merteuil : Mais que la loi prévoit-elle pour les victimes d’exploitation sexuelle ? Elle prévoit un titre de séjour de six mois maximum et l’allocation temporaire d’attente, soit 11,50€ par jour. Voilà les moyens sociaux donc il n’y a pas de moyens sociaux. Les personnes, avec un titre de séjour de six mois, ne pourront pas trouver d’emploi – d’autant plus que tout cela est soumis à la condition d’arrêter la prostitution. Or avec 11,50€ par jour vous n’arrêtez pas de vous prostituer du jour au lendemain, donc que vont faire ces personnes ? Elles vont continuer à se prostituer, elles vont se faire choper, et du coup elles vont perdre leur titre de séjour et se faire expulser. Ces mesures sociales ne servent donc à peu près à rien, et les personnes qui en auraient besoin ne les auront même pas.
OI: Comment être sûr cependant qu’il s’agit véritablement du choix des prostituéEs, qu’elles et ils en sont pas en fait victimes du trafic ?
Morgane Merteuil : Il y a déjà à peu près tous les outils législatifs possibles qui permettent de protéger les victimes de traite – qu’elle qu’en soit la fin, exploitation sexuelle ou autre. Mais c’est évident qu’il faut agir en amont, à savoir ouvrir les frontières, parce que si des personnes se font prendre dans des réseaux, c’est parce qu’elles ne peuvent pas migrer légalement. Donc elles font appel à des réseaux illégaux, parce qu’elles ne peuvent pas avoir de titre de séjour chez nous. Le problème est là, il est dans les restrictions migratoires, dans les politiques migratoires de la France.
OI: Quelle politique migratoire demandez-vous alors ?
Morgane Merteuil : L’ouverture des frontières. Tant qu’il y aura des frontières qui seront fermées, il y aura des réseaux pour faire passer ces frontières à des personnes. Ce n’est pas plus compliqué que cela.
OI: Mais même si toute personne peut traverser les frontières, toutes n’auront sûrement pas accès à l’emploi, donc certaines se feront quand même exploiter par d’autres.
Morgane Merteuil : Comme quiconque. Ce n’est pas une problématique spécifique à la prostitution : les personnes sont exploitées. Essentiellement les femmes (mais cela s’étend aujourd’hui à tout le monde) sont victimes des inégalités professionnelles ; il y a du chômage pour tout le monde. Quand en plus elles sont migrantes illégales, là en effet il n’y a que les réseaux pour les faire travailler, du coup elles se retrouvent parfois prisonnières dans des situations vraiment catastrophiques. Je n’ai pas la solution au 100% plein emploi pour demain. Il y aura sûrement quand même des personnes pauvres, mais s’attaquer à la prostitution revient à prendre les choses à l’envers. S’il y a des personnes qui sont exploitées, c’est peut-être qu’au départ elles étaient dans des conditions qui les ont rendu vulnérables à l’exploitation. C’est donc sur ces conditions de vulnérabilité qu’il faut agir. En favorisant, de manière générale, l’emploi, les femmes et les minorités sexuelles, l’emploi des personnes étrangères, en facilitant leur installation et leur passage des frontières, en prenant des mesures transversales qui ne sont pas spécifiques à la prostitution. L’exploitation de nombreuses femmes étrangères dans la prostitution, n’est pas un phénomène qui vient de nulle part. C’est le symptôme d’une problématique politique internationale. Certaines choses ne dépendent pas de nous. La misère dans laquelle de nombreux pays sont jetés par d’autres, ce n’est pas une loi sur la prostitution en France qui va la régler. On va juste repousser cette misère en-dehors de nos frontières, ce qui est l’idée d’ailleurs ! L’idée est juste que ces femmes pauvres qui viennent d’Afrique et des pays de l’Est ne viennent plus en France. On s’en fout d’améliorer leur situation, on veut juste pas qu’elles viennent se faire exploiter chez nous, parce que cela donne une mauvaise image.
OI: Donc selon vous, cette loi dite contre la prostitution est en réalité contre les étrangères ?
Morgane Merteuil : Evidemment. D’ailleurs c’est écrit à peu près tel quel dans la loi : quand ils disent que les titres de séjour ne durent que six mois maximum, ils disent que c’est un bon compromis entre offrir une petite protection aux personnes (quelle protection !) et empêcher, comme c’est le cas pour les demandes d’asile, que les réseaux ne s’en emparent – là ils parlent de réseaux d’immigration clandestine. En gros, c’est, si on régularise trop facilement, les réseaux d’immigration clandestine vont en profiter et nous aurons gagné beaucoup de pseudo-victimes de l’exploitation sexuelle juste pour les faire régulariser et ce sera la catastrophe. Avec cette loi il s’agit clairement de prétendre protéger quelques victimes, mais comme en fait ces femmes, qu’elles soient victimes ou non, on n’en veut pas chez nous, alors on durcit les politiques migratoires. Et on durcit toutes les peines envers ceux qui aident à franchir des frontières. Bien sûr, ces personnes se font de l’argent sur le dos des autres, mais il y a des femmes qui font appel à ces passeurs, donc elles préfèrent quand même payer un connard pour venir en France que rester dans leur pays. Il faut à un moment, s’attaquer aux actes de violence ou de torture, qui sont effectivement commis dans certains de ces réseaux, mais je ne fais pas de généralité.
OI: Dans le débat sur la prostitution qui fait rage aujourd’hui en France, on n’entend très peu parler les personnes prostituées elles-mêmes…
Morgane Merteuil : Ah non, forcément ! (*ironie*) Puisqu’elles sont toutes prises dans des réseaux, elles ne peuvent pas parler. Quant aux connasses comme moi, qui disent qu’on est volontaire, on ne peut pas nous écouter puisque soit on est payé par des proxénètes pour parler dans les médias, soit de toute façon on est victime d’une fausse conscience puisqu’on est victime de traumatisme et donc notre parole ne peut pas être prise au sérieux. Cela ne sert à rien de nous écouter, car dans tous les cas la parole d’une pute n’a aucune valeur.
OI: Comment changer cela ?
Morgane Merteuil : Nous essayons, en essayant de porter un discours politique, en essayant de montrer que nous sommes comme tous les travailleurs en lutte, que nous avons une analyse politique de notre situation et que nous savons mieux que quiconque, parce qu’on vit les choses, ce qui peut être fait pour les améliorer. Mais encore une fois, la volonté politique, de toute façon, n’est pas d’améliorer la situation des prostituées. Les politiques déjà s’en foutent de la plupart des femmes ; ils ont un Ministère qu’ils ne financent pas, pour faire deux-trois trucs pour faire plaisir et calmer les féministes. Mais de manière générale ils s’en foutent, ils ne mettent jamais de fric là-dedans – que ce soit au niveau des logements d’urgence pour les femmes battues, de véritables politiques pour permettre l’insertion professionnelle des femmes, il n’y a rien là-dedans. Donc déjà les femmes blanches ils s’en foutent, mais alors les putes étrangères vous pensez vraiment que c’est leur priorité ?!
OI: Pourtant le Ministère de Najat Vallaud-Belkacem est très actif et lance de nombreuses initiatives. Il s’agit déjà d’une avancée aujourd’hui en France.
Morgane Merteuil : Le truc c’est qu’on nous donne un symbole pour, derrière, encore plus nous précariser. Je veux dire les politiques d’austérité, l’ANI (Accord National Interprofessionnel), les réformes des retraites, on sait très bien que ce sont toujours les femmes les premières victimes. C’est bien beau de nous mettre un Ministère des droits des femmes pour derrière faire passer vingt réformes qui vont précariser les femmes. Je préfèrerais ne pas avoir ce Ministère, et ne pas avoir ces réformes, plutôt qu’un truc qui veut nous endormir pendant qu’on nous fait des sales coups.
OI: De toute façon, est-ce que l’amélioration du sort des femmes ne passerait-elle pas plutôt par le niveau local, notamment à travers les associations ?
Morgane Merteuil : Bien sûr, les associations surtout – encore faudrait-il qu’elles soient financées correctement, ce qui n’est souvent pas le cas. Ensuite, cela se fait à tous les niveaux : évidemment au niveau local cela donne toujours l’impression d’avancer plus vite, puisque c’est davantage concret. Mais quand on passe une loi comme l’ANI, c’est au niveau national et cela va briser des milliers de vies, dont des vies de femmes. Heureusement qu’au niveau local il y aura des associations pour les aider à se reloger, etc., lorsqu’elles seront virées de chez elles parce qu’elles ne pourront plus payer. Mais c’est à tous les niveaux que cela se fait car sinon cela s’annule et cela n’avance pas, voire cela recule. Au niveau national, on nous dit qu’on nous rembourse l’IVG, mais au niveau local on fait fermer les centres d’IVG parce qu’ils ne sont pas rentables. C’est bien beau donc de l’avoir gratuitement, mais si tu n’as pas de centre d’IVG à moins de 4h de chez toi, cela revient au même.
OI: En parlant des associations, le Strass s’oppose, dans son discours, au Mouvement du Nid.
Morgane Merteuil : On n’est pas opposé au Mouvement du Nid parce qu’il est abolitionniste, mais parce qu’il promeut des mesures répressives.
OI: Mais ils ont également des refuges, n’est-ce pas une bonne initiative ?
Morgane Merteuil : Ils ont développé l’Amicale du Nid. Oui c’est bien, mais le problème est que les seules associations qui ont l’argent pour faire cela sont des associations abolitionnistes, qui ont un discours également de stigmatisation dans lequel toutes les prostituées ne se retrouvent pas. De toute façon quand il s’agit d’apporter de l’aide de terrain à des populations stigmatisées, il faut pouvoir proposer une variété d’offres. Parce que sinon, si les personnes ne se reconnaissent pas dans tel ou tel discours, elles n’iront pas, cela va bloquer et cela ne les aidera pas. Il faut qu’il puisse y avoir une variété d’offres, et aujourd’hui ce n’est pas le cas. D’ailleurs parmi les propositions du Conseil à l’égalité hommes-femmes, ils proposent que cela devienne officiel que seules les associations abolitionnistes puissent effectuer ce travail d’aide auprès des personnes qui veulent arrêter la prostitution, trouver un autre métier, etc. Nous au Strass, on essaie de le faire sauf qu’on n’a aucun moyen pour cela, donc on fait ce qu’on peut de manière bénévole, mais on n’a pas des milliers d’euros donc on n’a pas le même pouvoir, et surtout l’Etat a dit clairement que jamais le Strass ne recevra le moindre financement pour faire ce boulot. Parce qu’on n’a pas un discours qui dit que la prostitution est en soi une violence. Alors du coup, on n’a pas le droit d’aider les putes. Enfin on peut le faire mais on n’aura pas aucun fric pour cela. Alors qu’on est nous-mêmes putes.
OI: Quand avez-vous commencé ?
Morgane Merteuil : Il y a quatre ans.
OI: Pourriez-vous me dire pourquoi vous êtes prostituée ?
Morgane Merteuil : On s’en fout, peu importe les raisons. Ce n’est pas intéressant dans un débat politique. La question ce n’est pas, parler de choix dans une société capitaliste, raciste, ce n’est jamais si simple que cela. On fait tous des choix qui sont dus à de nombreuses raisons différentes, qui convergent. Et peu importent ces raisons, elles ne sont jamais un prétexte pour nous priver de nos droits.
Dans l’état actuel du débat, on essaie de nous particulariser, de nous individualiser, pour mobiliser. On nous parle de questions politiques, et un jour il y en a une qui a menti (Ulla, prostituée dans les années 1970) et donc elles ont toutes menti. Et un jour il y a une femme elle a dit qu’elle avait été violée et en fait ce n’était pas vrai, et d’un coup on ne va plus croire aucune victime de viol.
On ne demande qu’aux putes pourquoi elles font ça, il faut toujours qu’on se justifie d’avoir choisi ce boulot. Vous ne demanderiez pas à une autre travailleuse pourquoi elle a choisi son boulot. Comme Ulla, peut-être que je suis manipulée aujourd’hui, qui sait ?
OI: Que pouvez-vous dire sur votre choix ? Dans quelle mesure pensez-vous avoir votre libre-arbitre, dans cette société « capitaliste » dont vous parlez ?
Morgane Merteuil : Ce n’est pas un secret pourquoi j’ai commencé, mais je trouve juste que ce n’est pas intéressant. J’ai commencé lorsque j’étais étudiante ; je n’aurais pas dû travailler lorsque j’étais étudiante, et c’est pour cela que je me battais contre la privatisation des universités, la LRU, etc., et il a fallu que je bosse et j’ai fait ça. Mais je ne vois pas ce que cela apporte au débat. Il y a autant de parcours qu’il y a de putes.
Mais ces questions n’ont pas lieu d’être ; peu importe pourquoi et comment je fais ce boulot. Dans tous les cas il faut se battre contre la précarité des femmes, pour les droits des travailleuses quels qu’ils soient. Mais on ne demande pas à un ouvrier de justifier les raisons pour lesquelles il a choisi de devenir ouvrier avant de lui donner son droit à la retraite. Nous à l’inverse, nous devons montrer que nos choix ne sont pas le fait de victimes, et qu’on mérite nos droits. Alors qu’on ne prive pas les ouvriers de leurs droits, on ne les empêche pas pour autant. Le gouvernement se bat contre les rapports de domination au niveau global, pas pour abolir les ouvriers. Alors même qu’on sait que c’est un boulot précaire, dans lequel on meurt jeune, on se bat pour améliorer les conditions de travail. Nous tout ce qu’on nous propose c’est d’aller travailler dans des emplois précaires, où on se fera tout autant démolir.
OI: Un dernier point : vous demandez l’application du droit commun, mais en même temps vous demandez qu’il n’y ait aucun suivi médical. Or nombreux sont les salariés qui doivent aller consulter leur médecin une fois par an pour un check-up.
Morgane Merteuil : Il faut distinguer ici, car quand on parle de suivi médical pour les putes, on parle du fait que si on détecte une maladie chez toi, tu n’as plus le droit de bosser. Nous sommes totalement opposéEs à cela. Nous partons du principe que les prostituéEs sont responsables, qu’elles savent si elles doivent aller chez le médecin, elles n’ont pas besoin d’être obligées par l’Etat pour aller faire des contrôles gynécologiques.
Dans le cas des salariés, c’est fait pour leurs intérêts. Dans notre cas, c’est dans l’intérêt du client qu’on risquerait de contaminer si jamais on avait une MST (maladie sexuellement transmissible). Ce n’est pas du tout le même esprit.
Mais je ne suis pas opposée à ce que les putes aillent voir un médecin. Simplement, c’est à elles de savoir si elles doivent aller voir un médecin. Le problème, c’est que si on veut faire faire des visites médicales aux putes, c’est juste pour se protéger, pas pour protéger les putes – les putes savent se protéger elles-mêmes, elles savent quand elles doivent aller chez le médecin.
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