Les victimes de torture et de violences politiques qui arrivent en France subissent souvent un triple traumatisme : la torture, le parcours de l’exil, et enfin la précarité – physique, sociale et juridique – qu’ils vivent en France. Mais avec un suivi approprié, ils peuvent dépasser ces traumatismes et reconstruire leur vie. Opinion Internationale a visité le Centre Primo Levi à Paris, qui dispense des soins aux victimes de torture et de violences politiques.
Combien sont-ils en France, torturés venus de Syrie, de République Démocratique du Congo, du Rwanda, du Cambodge, pour ne citer que des pays où un génocide a décimé ou meurtri des populations entières ?
Tous ceux qui arrivent en France après avoir subi des tortures et des violences dans leur pays n’ont pas la possibilité d’être reconnus en tant que victimes, d’être écoutés et soignés de façon appropriée. Aucune étude épidémiologique n’existe sur le sujet, mais selon une estimation du Centre Primo Levi, 20 à 30 % des demandeurs d’asile en France auraient été victimes de torture. Et ce chiffre, précise Sibel Agrali, directrice du centre, ne prend pas en compte les victimes « indirectes », c’est à dire celles qui ont été témoins de violences.
Une personne qui a été torturée a été profondément mise à mal dans tous les aspects de sa vie, explique Agnès Afnaïm, médecin au centre, « Physiquement, psychiquement, socialement, moralement, spirituellement, juridiquement, administrativement. Tout en elle est détruit. » D’où l’importance du travail pluridisciplinaire mené par le Centre Primo Levi, où la personne est prise en charge par plusieurs spécialistes – médecins, psychologues, juristes, assistants sociaux – qui l’accompagnent dans tous les aspects de la reconstruction de sa vie après la violence.
Mais comment peut-on recevoir et suivre avec une thérapie appropriée une personne qui n’a rien mangé depuis la veille ou qui n’a pas d’endroit où rentrer après la visite au centre ?
« Seulement 30% des demandeurs [d’asile] aujourd’hui bénéficient d’une prise en charge dans un CADA [Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile], » souligne Eléonore Morel, directrice générale du Centre Primo Levi. Les autres sont logés chez des compatriotes ou dorment dans la rue. Dans de telles conditions de précarité extrême, comment peuvent-ils prendre soin des blessures, physiques et psychiques, que la torture leur a infligées ?
Le silence, la parole, le temps
Difficile de rencontrer des victimes de torture. Le Livre Blanc du Centre Primo Levi (2012), témoigne de cette femme cambodgienne réfugiée en France après avoir vécu sous les Khmers Rouges. En 30 ans en France, elle raconte avoir consulté plusieurs médecins, qui lui ont prescrit des antidépresseurs et des tranquillisants, mais aucun n’a eu l’idée de l’orienter vers un psychologue.
Quand la personne ne parle pas de son traumatisme, certains symptômes, comme des insomnies ou des cauchemars, peuvent alerter le soignant, mais à condition qu’il sache les reconnaître. A cette difficulté, s’ajoute souvent la méfiance du patient vis-à-vis de l’autre, ainsi qu’un sentiment de honte et de culpabilité pour ce qu’il a vécu.
« La torture a profondément atteint la personne jusqu’à la faire régresser et à n’être plus qu’un corps… Ils ont perdu quasiment le statut de sujet de leur parole, » dit Agnès Afnaïm, « La torture a éradiqué la possibilité même de faire confiance à un autre homme. »
Ce type de soins requiert du temps, un temps que souvent les structures de santé de droit commun n’ont pas. Les centres de soins associatifs comme Primo Levi, où la durée moyenne de prise en charge est de trois ans, s’efforcent de laisser choisir au patient son propre rythme de thérapie.
On prend donc le temps, on construit la confiance. Le but n’étant pas de pousser la personne à parler de son traumatisme, mais plutôt de créer un espace où elle puisse librement choisir d’en parler ou pas.
« Ce qu’il faut c’est qu’elles retrouvent le chemin d’elles-mêmes, renouer avec leur vie et ce qu’elles sont profondément, essayer de mettre à distance toutes ces manifestations qui sont débordantes du vécu des violences passées, débordantes au quotidien, dans la vie matérielle, psychique, sociale, etc, » explique Agnès Afnaïm.
Cette liberté de parole sera d’autant plus appréciée par des migrants, déjà obligés de revenir sur leurs histoires pénibles plusieurs fois et en détail devant les administrations françaises en charge de l’asile. C’est la « clinique du silence », dit le psychologue Armando Cote, où les gens arrivent d’abord par leur corps, un corps dense de souvenirs et de souffrances.
Et si, à la place du silence, la parole est là, la barrière est souvent dans la langue, soit parce que les patients du centre ne maîtrisent pas le français, soit parce que, même en le parlant, certaines choses ne peuvent parfois se dire que dans sa langue maternelle. Armando Cote nous parle de ce patient turcophone, parlant pourtant couramment en français, qui après avoir été suivi pendant des années au centre, est revenu un jour en demandant un interprète pour pouvoir avouer son secret probablement le plus profond, le fait d’avoir été violé. Conscients de la centralité de la langue dans ces processus, les soignants du Centre Primo Levi sont habitués à travailler côte à côte avec des interprètes professionnels.
Sortir du statut de victime
« La première chose qui procède du soin c’est que ces personnes soient reconnues comme étant des victimes de violences politiques et de torture. Mais, in fine, ce qu’il faut c’est qu’elles se délogent d’elles mêmes de cette place de victime, » explique Agnès Afnaïm.
Ce processus de reconnaissance et d’émancipation ne se fait pas seulement dans les cabinets du médecin et du psychologue. Il est inévitablement lié à l’avancement du dossier de demande d’asile de la personne et à ses conditions de vie en France.
Si l’obtention du statut de réfugié est pour Agnès Afnaïm le « véritable point de départ du soin », le fait de voir sa demande rejetée peut au contraire plonger la personne dans un désespoir pire que quand elle a commencé le parcours de soins. Sa vie n’a pas pu se reconstruire, la confiance dans l’autre est à nouveau éradiquée. Et puis c’est la traque permanente qui recommence, la peur de croiser une uniforme dans la rue ou de quelqu’un qui viendrait frapper à la porte pour l’emmener et l’expulser.
On peut attendre la réponse à une demande d’asile pendant des mois, parfois des années. Pendant ce temps là, la personne, souvent contrainte à des conditions de vie précaires, ayant l’interdiction de travailler, peut développer un sentiment d’inutilité, d’isolement, de dépendance vis à vis de l’Etat et des structures d’accueil.
Il est encore plus dur pour des parents de supporter ces situations : lorsqu’on a un enfant qui, grâce à l’école, s’est construit un réseau de connaissances, s’est intégré et a appris la langue plus vite que vous, à tel point qu’on est obligés de lui demander de vous servir d’interprète un peu partout, au supermarché comme chez le gynécologue. Dans des situations de ce type les parents se retrouvent « infantilisés », explique Armando Cote, et si l’enfant d’un côté est honoré d’avoir sur lui toute cette responsabilité, il en est de l’autre fatigué et troublé.
Dans la vie de ces personnes, qui ont vécu la violence, la torture, l’exil, l’attente et parfois le rejet, le passage dans un centre comme Primo Levi est souvent une étape très importante. Les soins ne visent pas à guérir des séquelles de la torture, ce qui n’est pas possible. Ils visent plutôt à faire en sorte que la personne puisse remettre en ordre tout ce qui lui est arrivé dans sa vie et, en dépit des cauchemars qui peuvent encore survenir de temps en temps, continuer à vivre après la torture.
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