Que visent les députées socialistes Maud Olivier et Catherine Coutelle, auteures de la proposition de loi discutée la semaine prochaine à l’Assemblée Nationale ? Elles cherchent avant tout à combattre « le système prostitutionnel ». Qu’entendent-elles par cette expression ? Un système de domination de la femme par l’homme, la première étant condamnée à « vendre son corps » afin que le second n’assouvisse des besoins sexuels dits irrépressibles, le tout sur fond de trafic sexuel, aussi nommé esclavage du XXIe siècle, ou traite moderne des êtres humains.
C’était une promesse de la ministre des Droits des femmes, Najat Vallaud-Belkacem, dès sa nomination en juin 2012. Elle avait alors annoncé que le gouvernement était déterminé à « abolir la prostitution ».
Une position abolitionniste que la France a adoptée envers la prostitution en 1960, en ratifiant la « Convention pour la répression de la traite des êtres humains et de l’exploitation de la prostitution d’autrui », signée à l’ONU à New York onze ans plus tôt. Par cet acte, Paris a mis fin à un siècle de réglementarisme, ce grand système français des maisons closes. Ce faisant, cependant, un vide juridique s’est ouvert quant au statut des personnes prostituées : ni formellement reconnues, ni criminelles dans leurs activités. Elles partagent ce statut vague dans un grand nombre de pays, car tous sont censés protéger la liberté de choix de leurs citoyens et citoyennes. Si certaines personnes majeures consentent à un échange marchand pour des relations sexuelles, l’Etat ne devrait pas intervenir. En l’occurrence, la prostitution libre et individuelle d’une personne majeure n’est sanctionnée dans aucun pays d’Europe de l’Ouest et du Nord. Cependant, les Etats contournent cette barrière en adoptant des mesures répressives contre le mode d’activité des personnes prostituées – ainsi que l’a démontré Nicolas Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, en 2003 en faisant adopter la loi contre le racolage passif et criminalisant ainsi les prostituées.
Très décrié, le délit de racolage passif a été abrogé en mars dernier. Le message est clair : ce gouvernement de Jean-Marc Ayrault n’est pas l’ennemi des personnes prostituées.
Le modèle suédois de pénalisation des clients, la solution miracle ?
L’idée n’est donc pas de lutter contre les personnes prostituées car elles sont les grandes victimes du système, et doivent être protégées, tandis que les clients eux, doivent être punis. Alors que les rapports sur les différents systèmes en place dans les pays européens se sont succédés depuis 2011, la France a finalement décidé de ne prendre en compte que le modèle suédois de pénalisation des clients. Exit les Pays-Bas ou l’Allemagne, qui ont fait le pari au tournant du XXIe siècle de légaliser la prostitution afin de donner un cadre, et par là même réguler, les activités de celles et ceux qui sont désormais « travailleurSEs sexuelLEs ».
Paris n’est pas isolé en la matière : en 2003, Londres a reproduit, à moindre échelle, la fameuse loi suédoise Kvinnofrid de 1999, et punit d’une amende de 1000 £ (environ 1 200 €), les clients de personnes prostituées sous la contrainte. En Suède, tout client est passible d’une peine de prison qui peut s’élever, depuis 2011, à douze mois et paye une amende dont le montant dépend de ses revenus. Le modèle, qui consiste à se concentrer sur la demande et non plus sur l’offre de services sexuels, semble à ce point efficace, que d’autres pays européens se penchent également sur le sujet. Selon un rapport de la Chancelière de Justice Anna Skarhed en 2010, la prostitution de rue, qui a augmenté dans la plupart des pays d’Europe, aurait été divisée par deux en dix ans en Suède : sur environ 2500 prostituées (de rue, sur internet, indoor, etc.) en 1998, les 730 prostituées de rue seraient, dix ans plus tard, entre 300 et 430. Les détracteurs de la loi, et en premier lieu les personnes prostituées, ont à l’époque formulé la peur de voir la prostitution devenir plus souterraine avec une telle mesure. Selon leur logique, la pénalisation du client se ferait au détriment de la sécurité des travailleurSEs sexuelLEs, obligées de se retrancher dans des lieux où la police ne pourrait arrêter leurs potentiels clients – ce qui leur laisserait également moins de temps pour évaluer le client et les rendrait plus vulnérables à la violence. Selon le rapport, ces prévisions funestes ne se sont pas réalisées. (Bien entendu, obtenir des chiffres certains concernant une activité qui est, par essence, aussi souterraine, est à garder à l’esprit.) A l’inverse, les policiers auraient rapporté que la peur d’une arrestation publique – donc dévoilée à la famille, aux amis, etc. – a rendu les clients de la prostitution plus prudents et a fait baisser la demande, comme prévu.
Mais que sont devenues les anciennes personnes prostituées ? Si l’on est d’accord avec l’idée que la prostitution est une question de survie, une question financière, alors il faut prendre en compte ce que deviennent les travailleurSEs sexuelLEs après leur sortie de la prostitution, afin de s’assurer qu’ils et elles ne tombent pas dans la pauvreté. Ainsi, la loi Kvinnofrid en Suède prévoit des mesures sociales fortes, qui permettent de penser l’après-prostitution. La France a cherché à imiter ce volet social, et propose la mise en place d’un « parcours de sortie de la prostitution », constitué d’un système de protection et d’un accompagnement professionnel, sans que la proposition de loi ne donne davantage de détails. Ce serait complété par un programme de prévention et de sensibilisation à la prostitution, le tout permis par la création d’un budget qui y serait spécialement dédié. En outre, la formation des policiers est un autre aspect essentiel de la réussite de cette politique, puisqu’ils doivent apporter le soutien adéquat aux « victimes de la prostitution », éviter tout jugement, et d’une certaine manière également travailler en partenariat avec elles.
Combattre la prostitution ou la traite des êtres humains?
Enfin, les divers rapports publiés en Europe depuis quelques années montrent que la prostitution a changé de visage, les personnes prostituées nationales étant remplacées par des personnes migrantes – venant en majorité d’Europe de l’Est, d’Asie du Sud Est et d’Afrique, et ce dans tous les pays d’Europe de l’Ouest et du Nord. Si cela témoigne du développement du trafic d’êtres humains, cela soulève avec acuité la problématique des frontières face aux flux migratoires, que la zone Schengen européenne tente de résoudre depuis des années.
En outre, partant du principe que les travailleurSEs sexuelLEs sont désormais en grande majorité des victimes de la traite d’êtres humains, pourquoi ne pas dès lors accentuer les efforts dans la lutte contre ce trafic sexuel, et non contre la prostitution ? Parce que le gouvernement français, et avec lui une grande majorité des gouvernements européens, ont établi une politique commune à l’échelle de l’Union européenne, qui ne dissocie pas le trafic sexuel de la prostitution. Leur raison pour refuser cette distinction repose sur les chiffres du trafic sexuel : il n’a cessé d’augmenter aux Pays-Bas depuis que la prostitution y est légale, tandis qu’il aurait chuté en Suède. Or la traite des êtres humains à des fins d’exploitation sexuelle a augmenté depuis les années 1990 dans la plupart des pays d’Europe, ce qui expose une dynamique plus large que liée au statut de la prostitution. Trois experts ont publié une étude en début d’année qui démontre, effectivement, que les pays ayant légalisé la prostitution font face à un plus fort trafic sexuel. Mais leur rigueur scientifique les force à ne pas parler de corrélation, cette dernière n’étant pas établie de manière irréfutable.
Cependant, dissocier trafic sexuel et prostitution reviendrait à reconnaître qu’il existe une prostitution forcée et une prostitution libre, ce à quoi se refusent la France et ses voisins. Cette position semble découler d’une certaine posture morale, qui considère l’acte sexuel sacré ; par conséquent, lui donner une valeur marchande serait hors-de-propos. Que les personnes majeures soient consentantes ou non, elles seraient forcément exploitées, à la fois par les hommes et par un système qui ne leur propose pas d’alternative viable. Or, l’exploitation par le travail n’est un concept ni récent, ni circonscrit au travail du sexe. Mais, ainsi que l’écrit Skarhed dans son rapport de 2010 : « Les questions liées à la sexualité soulèvent des sentiments forts, et la prostitution est un phénomène social complexe qui touche à des valeurs fondamentales ». Donc, les gouvernements se donnent le droit de légiférer sur ce que certaines personnes peuvent faire de leur corps ou de leur argent.