Mathieu Boulègue, associé dans le cabinet de conseil en management des risques et business diplomacy AESMA & Chercheur pour le programme Europe et Eurasie à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe analyse les motifs géopolitiques liés au refus de l’Ukraine de signer l’accord d’association avec l’Union européenne, dans le cadre du Partenariat oriental.
Ce qui devait ne pas arriver arriva. Le 21 novembre dernier, le Cabinet des ministres a signé un décret gouvernemental entérinant la suspension des préparatifs ukrainiens visant à la signature de l’Accord d’association avec l’Union européenne au cours du Sommet de Vilnius fin novembre. L’explication officielle derrière cette annonce drastique – mais pas complètement imprévisible – répond à des considérations de « sécurité nationale », soit la nécessité d’examiner l’impact de l’Accord européen sur les relations économiques et commerciales avec la Russie et les pays de la Communauté des Etats Indépendants (CEI). Tentant de justifier ce choix, le Premier ministre Mykola Azarov avait fait savoir que la décision était seulement tactique et en lien avec la situation économique nationale. Les réactions politiques à Bruxelles ont été relativement contrastées : si le Commissaire à l’élargissement Stefan Füle a déclaré que la signature à Vilnius était toujours possible, tandis que le représentant du Parlement Aleksander Kwasniewski a quant à lui balayé tout espoir.
Très rapidement après l’annonce du 21 novembre, une vague de plusieurs milliers de manifestants pro-européens, nommés les « Euro-Maidan » par la presse locale, s’est réunie sur la Place de l’Indépendance à Kiev ainsi que dans d’autres localités ukrainiennes afin de dénoncer la marche arrière politique et la suspension du projet européen. Les trois principaux dirigeants d’opposition – à savoir Arseny Yatseniuk du parti Batkivshchyna (« Patrie », BYuT), le boxeur Vitali Klitschko de l’Alliance Démocratique pour la Réforme (UDAR, qui signifie « coup de poing ») et Oleh Tiahnybok du parti nationaliste Svoboda (« Liberté ») – se sont joints aux rassemblements afin d’apporter leur soutien aux manifestations pro-européennes. Depuis, les manifestations Euro-Maidan continuent sur la Place de l’Indépendance et Place Taras Chevtchenko à Kiev. Par ailleurs, Ioulia Timochenko, l’ancienne Premier ministre, a débuté une grève de la faim le 25 novembre en solidarité avec les personnes arrêtées à Kiev dans le cadre des manifestations.
Les manifestations d’opposition se sont en outre dotées d’une résonance médiatique internationale le 30 novembre, environ 100 000 personnes se sont rassemnblées dans la capitale pour protester de manière hétéroclite contre la décision gouvernementale, donnant lieu à des clashs violents avec des forces de l’ordre débordées et la prise de la Mairie de Kiev.
Le chantage économique russe a payé
Une chose est claire : Kiev a été obligé de céder face aux pressions économiques et au chantage énergétique de Moscou. Même si l’annonce de Kiev peut surprendre, plusieurs signes avant-coureurs provenant de Russie étaient annonciateurs d’un changement dans l’air du temps. Ainsi, dans les semaines précédant le Sommet du Partenariat oriental, au moins trois réunions « secrètes » ont eu lieu en Russie entre les présidents Vladimir Poutine et Viktor Ianoukovitch – des rencontres similaires à celles qui se sont déroulées avec le président arménien Serge Sarkissian en Septembre dernier juste avant le changement de cap de l’Arménie en faveur de l’Union Eurasienne portée par Moscou.
Il est évident que le Kremlin ne souhaite pas un rapprochement entre l’Union européenne et l’Ukraine étant donné la nécessité géopolitique de conserver Kiev économiquement dépendant des échanges avec la CEI, politiquement alignée sur Moscou et non sur les standards de gouvernance bruxellois et stratégiquement proche afin d’assurer la projection de puissance russe vers la Mer Noire et les marges européennes. En récupérant l’Ukraine dans son giron, Moscou fait également en sorte que son projet « Eurasien » garde un pied en Europe et non pas uniquement en Asie Centrale.
Afin de faire céder l’Ukraine, Moscou a abattu plusieurs atouts économiques sous la forme de sanctions commerciales et énergétiques coercitives. Ainsi l’été dernier, le Service Fédéral Russe pour la Santé et les Droits des Consommateurs Rospotrebnadzor avait unilatéralement décidé de stopper net les importations de la chocolaterie Roshen, prétextant la présence de produits chimiques dangereux. Plusieurs jours de blocage mutuels du fret commercial entre les deux pays avaient poussés les Premier Ministres Dmitri Medvedev et Mykola Azarov à régler le contentieux. Cette guerre commerciale aurait représenté une chute des exports entre 15 et 25% cette année, soit un manque à gagner compris entre 4,2 et 6,5 milliards de dollars. Moscou est par conséquent prêt à se tirer une balle dans le pied en passant outre ses propres intérêts commerciaux en Ukraine afin de faire plier son voisin géopolitiquement parlant. Dernièrement, la Russie avait de nouveau faite pression concernant la dette de la société énergétique gazière ukrainienne Naftogaz, celle-ci devant à Gazprom près de 1,3 milliards de dollars.
Face à ces pressions, même le Premier Ministre Azarov a avoué que le budget 2014 dépendra fortement des prochaines négociations commerciales avec la Russie et que la tâche principale de l’Ukraine était de « rétablir les taux de croissance et le volume des échanges avec la Russie ». En conséquence, le décret gouvernemental du 21 novembre a appelé à décupler les échanges commerciaux avec l’Union Douanière et les pays de la CEI par le biais de la mise en œuvre de consultations commerciales tripartites avec Moscou et l’UE. Ce « triangle d’intérêt » est désormais fortement poussé par Kiev, et notamment pour les questions énergétiques, avant même d’aborder la reprise des discussions concernant l’Accord d’association. Toutefois, le président de la Commission européenne, José Manuel Barroso a déjà fait savoir qu’il serait inacceptable de de se lier les mains sous un tel de format de négociations commerciales.
Des discussions entre l’UE et l’Ukraine pourraient reprendre dans les prochaines semaines
Dans son discours télévisé à la Nation du 25 novembre, le président Ianoukovitch a déclaré qu’il n’y avait « pas d’autres options que de construire la société ukrainienne aux standards européens ». Ce faisant, la décision de reporter le « moment européen » ne serait qu’une pause sur le chemin de l’intégration. Juste avant la tenue du Sommet, Bruxelles a fait savoir que la balle était désormais dans le camp de Kiev, la signature de l’Accord restant possible selon la bonne volonté du gouvernement ukrainien. Reconnaissant que l’UE n’avait pas été capable d’anticiper suffisamment les pressions économiques de Moscou sur l’Ukraine, Aleksander Kwasniewski a d’ailleurs annoncé que les discussions pourraient reprendre dans les prochaines semaines.
Un prochain accord ne verra pas le jour avant 2015
Pourtant, la dynamique européenne de l’Ukraine semble aujourd’hui brisée : 2014 sera une année de manœuvres politiques internes avant les élections présidentielles de 2015 et une année de survie économique dans un pays en récession – et non une année de réflexion sur l’aventurisme européen. Économiquement parlant, il est vrai que les bénéfices retirés par l’entrée de l’Ukraine dans le bloc européen ne compensent les sanctions sur les exportations et les pressions gazières que Moscou pourraient engendrer sur Kiev. Ainsi, l’Accord d’Association n’offre pas de retombées immédiates et directes mais seulement des promesses d’aide de la part de l’Europe et du FMI. Cette aide financière est d’ailleurs fortement conditionnée, comme par exemple les demandes du FMI concernant la suppression des aides d’état et la réduction du déficit budgétaire. L’absence d’assistance économique des bailleurs de fonds quand l’Ukraine en avait le plus besoin et de compensation pour les pertes d’exportations avec la Russie a d’ailleurs été dénoncé par le gouvernement – Kiev devait probablement s’attendre à ce que l’Union Européenne dégage des lignes budgétaires pour ses beaux yeux.
A l’inverse, se rapprocher de Moscou donne la vague possibilité que l’année 2014 soit plus facile économiquement parlant – Moscou a probablement promis des compensations financières et douanières, une possible renégociation de l’accord gazier, voire le financement direct de la campagne présidentielle de 2015. Insidieusement, Rospotrebnadzor a fait savoir après l’annonce de Kiev que les exportations de chocolats Roshen en Russie devraient reprendre autour de début Décembre : la carotte et le bâton russes fonctionnent donc toujours. Afin d’enfoncer le clou en faveur du Kremlin, une « étude » de l’Institut Economique et des Prévisions présenté le 28 novembre concluait que l’Accord de libre échange (DCFTA) de Vilnius n’aurait de toute manière pas réellement changé la balance des paiements ukrainienne, voire la dégrader…
Politiquement, le président Ianoukovitch a besoin de stabilité économique pour se faire réélire en 2015, ce qui passe nécessairement par la relance des relations commerciales avec Moscou. En termes de politique interne, il faut reconnaitre que la logique européenne ne représente pas une pratique du pouvoir résonnant naturellement dans la tête des dirigeants ukrainiens. En effet, les standards de gouvernance démocratique imposés par l’UE s’éloignent fortement de l’impératif du pouvoir et de la préférence pour un style de gouvernement autoritaire. Or s’aligner sur les critères politiques européens reviendrait à embrasser des principes contre-productifs pour la survie même du régime mis en place par le Viktor Ianoukovitch. Au final, les pratiques de bonne gouvernance, d’indépendance de la justice ou de respect de l’Etat de droit s’accommodent assez mal avec le « style » politique local.
Au final, l’Ukraine a une fois de plus fait un choix pragmatique entre le maintien de débouchés économiques vitaux à court terme avec la Russie et des compensations insuffisantes à long terme avec l’Europe.