Un mois après la décision de l’Ukraine de revenir sur ses engagements européens et quelques jours après la signature d’un accord majeur avec Moscou, fort est de constater que la crise politique et sociale, dont l’emblème est le mouvement « EuroMaidan », commence à s’estomper. Alors que Kiev doit désormais tirer les leçons de ce mois d’intense questionnement quant à la viabilité de ses choix de politique étrangère, il convient de faire le point sur les évolutions politiques, sociales et stratégiques de l’Ukraine.
Echec et mat avec Moscou
Tout au long d’EuroMaidan, Moscou s’est exprimé plusieurs fois contre l’opposition et les manifestants : le Président Vladimir Poutine a d’ailleurs surnommé de « pogroms » certains événements à Kiev et la Douma d’Etat a adopté le 10 décembre une résolution condamnant l’opposition ukrainienne pour avoir exigé la démission du gouvernement. La stratégie russe était clairement de soutenir le Président Ianoukovitch afin d’ouvrir la voie aux accords du 17 décembre signés à Moscou au cours de la sixième réunion de la Commission Intergouvernementale russo-ukrainienne.
En plus de la signature de 14 accords sur l’économie, la coopération industrielle et les échanges commerciaux – pour des projets d’une valeur d’environ 17 milliards de dollars concernant la reprise de la production de l’avion Antonov An-124, la coopération dans le secteur de l’espace et la construction navale – l’Ukraine et la Russie ont convenu trois accords majeurs.
D’une part, Kiev a purement et simplement obtenu de Moscou un plan de sauvetage pour son économie : en effet, le Kremlin s’est engagé à acheter pour 15 milliards de dollars de dette ukrainienne sous la forme d’euro-obligations d’Etat. Avant cet accord, Kiev ne disposait que d’environ trois mois de réserves de change avant un potentiel défaut de paiement et la dépréciation de sa monnaie, avec de surcroit un déficit de financement externe estimé à 17 milliards de dollars en 2014. Moscou va donc puiser dans ses réserves nationales pour sauver une économie ukrainienne en faillite.
D’autre part, les deux pays ont approuvé une « feuille de route » pour la réglementation des échanges commerciaux bilatéraux, qui va essentiellement préparer l’Ukraine aux normes de l’Union douanière portée par Moscou.
Enfin, un avenant au contrat gazier de 2009 a été signé selon lequel la Russie vendra désormais son gaz à l’Ukraine à un prix de 268,5 dollars pour 1000 mètres cubes. Ceci représente une réduction de 33%, Kiev ayant payé jusqu’à 400 dollars pour 1 000 mètres cubes de gaz ces dernier temps. Ce nouveau prix demeure toutefois plus élevé que ceux pratiqués pour les voisins de l’Union douanière : la Biélorussie paie par exemple 175 dollars pour 1 000 mètres cubes et l’Arménie 190 dollars. Le ministre ukrainien de l’Energie Eduard Stavytsky a commenté par la suite que le nouveau prix du gaz permettrait d’économiser jusqu’à 7 milliards de dollars en 2014. Toutefois, cet accord ne représente qu’un cataplasme financier, le Président Poutine n’ayant pas manqué de mentionner que l’accord n’était qu’une «solution temporaire». Si Kiev semble a priori sortir gagnant sur le court terme, la balle est toujours dans le camp de Moscou car le Kremlin pourra revenir sur sa décision et réviser le contrat à un prix plus élevé car Gazprom sera potentiellement en mesure de réviser le prix du gaz tous les mois. Ceci représente une arme économique supplémentaire qui pourra être utilisée à la demande si jamais l’Ukraine ne se comporte pas en conséquence, ce qui renforce d’autant plus la dépendance de l’économie nationale envers la Russie.
Avec le recul, les accords du 17 décembre étaient globalement prévisibles voire inévitables tant le recul ukrainien vis-à-vis de l’Union européenne ne pouvait cacher qu’une contrepartie russe. Début décembre, une délégation ukrainienne était déjà présente à Moscou pour approfondir le dialogue commercial et le Président Ianoukovitch avait fait un détour par Sotchi (et par Poutine…) le 6 décembre à son retour de Chine.
De plus, le Premier Ministre Mykola Azarov avait laissé entendre le 14 décembre que des liens économiques plus étroits avec Moscou seraient à « l’avantage certain » de l’Ukraine.
Au final, il reste à voir dans quelle mesure Kiev va se lancer sur la voie de l’intégration à l’Union douanière Russie-Biélorussie-Kazakhstan, ce sans pour autant passer par une demande officielle d’adhésion. Le simple fait que la Russie et l’Ukraine aient lourdement insisté à plusieurs reprises ce mois-ci sur le fait qu’il n’y avait pas eu d’accords préliminaires sur l’adhésion de l’Ukraine à l’Union douanière prouve bien que de telles discussions ont belle et bien eu lieu entre les chefs d’état ! Dans cette logique, le Président Ianoukovitch avait annoncé le 19 décembre que le gouvernement avait commencé à analyser le contenu des dispositions de l’Union douanière. Grâce à son statut d’observateur au sein de l’Union obtenu en Juin dernier, Kiev à la possibilité d’accéder à ces documents et préparer leur intégration. La suppression des premières barrières commerciales avec l’Union douanière pourrait commencer dès Janvier 2014.
Quel avenir avec l’Europe ?
L’accord du 17 décembre a prouvé au moins une chose : Moscou est prêt à se tirer une balle dans le pied financièrement afin de sauver son projet d’Union eurasienne et arracher l’Ukraine à ses prétentions européennes afin de protéger ce que le Kremlin perçoit comme ses intérêts stratégiques. Toutefois, malgré les derniers évènements, Kiev n’a pas renoncé à ses ambitions bruxelloises et le dialogue avec les institutions européennes n’a jamais été complètement coupé. Ainsi, les négociations continuent sur les « préparatifs techniques » pour l’Accord d’Association : la Haute Représentante Catherine Ashton s’est rendue à Kiev les 10 et 11 décembre pour s’entretenir avec le Président Ianoukovitch et le Commissaire à l’élargissement Stefan Füle avait rencontré le Premier Vice-Premier Ministre Serhiy Arbuzov à plusieurs reprises à Bruxelles dans l’optique de préparer un nouveau cycle de dialogue, tels que consacré dans la résolution du Parlement Européen du 12 décembre.
A ceci prêt que le 15 décembre, le Commissaire Füle avait semé le trouble en écrivant sur Twitter que les intentions européennes de l’Ukraine n’avaient « aucun sens dans la réalité » et que les discussions étaient conditionnées par un « engagement clair à signer » de la part de Kiev. Le lendemain, Catherine Ashton avait été forcée de rattraper le tir…Les communiqués ultérieurs se sont contentés d’un discours plus consensuel, arguant que l’UE signerait l’Accord quand Kiev serait prêt.
En fin de compte, le dossier ne se débloquera pas tant que Bruxelles conservera sa politique du « tout ou rien » concernant les conditions préalables quant à la signature de Kiev. De la même manière, l’Ukraine devrait continuer à assumer sa posture – certes pragmatique mais de plus en plus intenable – d’être « ni dedans, ni dehors » concernant le dossier européen.
D’EuroMaidan à « Occupy Maidan »
Maintenant que l’Ukraine vient d’obtenir de Moscou un plan de sauvetage de son économie et que les négociations avec l’UE sont toujours sur la table, les manifestations « EuroMaidan » risquent de dépérir et tomber comme un fruit mûr au cours de l’hiver. Ceci s’explique également par le fait que les Etats-Unis et l’UE n’aient pas directement financé le mouvement, comme ces derniers l’avaient fait en 2004 lors de la Révolution Orange.
Alors qu’au pic de la crise début décembre on a dénombré jusqu’à 800 000 personnes sur la Place de l’Indépendance à Kiev, moins de 50 000 d’entre eux étaient présents dans les rues après l’annonce de l’accord du 17 décembre avec la Russie. Si les tentes et les barricades risquent de rester au cours des prochaines semaines, EuroMaidan a raté le coche d’un bouleversement national. Il s’est aujourd’hui transformé en mouvement « grassroots » de dénonciation systématique, une forme hybride de démocratie directe et de plan d’occupation rappelant fortement le mouvement international « Occupy ». L’Ukraine abrite désormais un « Occupy Maidan » constitué autour d’une base militante et de quelques « groupes d’auto-défense » formés de manière ad hoc à la suite des interventions particulièrement brutales des troupes spéciales du ministère de l’Intérieur – les « Berkut », pour aigle – contre les manifestants fin novembre. Après un mois entier de débordements violents, de scènes d’émeutes et d’occupation, la décapitation d’une statue de Lénine et la présence aux côtés des manifestants de l’ancien Premier ministre moldave Vlad Filat et de l’ancien Président géorgien Mikhaïl Saakachvili, le mouvement s’est finalement essoufflé.
EuroMaidan, un mouvement hétéroclite
Contrairement à ce qui a été dépeint dans la presse occidentale, EuroMaidan n’a jamais représenté un mouvement complètement pro-européen et uni autour d’un idéal national tourné contre le gouvernement en place. Une étude des différents protagonistes des manifestations permet de mettre à jour des divergences frappantes de profils et de motivations politiques au sein des participants. En premier lieu, le noyau dur d’EuroMaidan est incarné par une minorité de manifestants véritablement pro-européens : ceux-ci sont pour la plupart des étudiants et des jeunes diplômés ou professionnels cherchant à extraire l’Ukraine de son héritage soviétique. Leurs revendications sont largement apolitiques et axées sur l’amélioration des conditions socio-économiques vers les critères européens. Plusieurs sondages réalisés à chaud sur Place de l’Indépendance ont d’ailleurs montré que seuls 40% des manifestants avaient un diplôme d’enseignement supérieur pour 13% d’étudiants.
En second lieu, EuroMaidan a rapidement été instrumentalisé par l’opposition parlementaire comme un outil politique servant de plate-forme unifiée de mécontentement pour dénoncer le gouvernement, non seulement concernant la débâcle européenne mais aussi de manière systématique contre le Président Ianoukovitch. Une des demandes principales de l’opposition était d’ailleurs la démission du gouvernement Azarov et l’organisation d’élections anticipées. Ainsi, de nombreux manifestants se sont rendus sur Maidan afin de dénoncer les échecs du gouvernement actuel ou bien protester contre l’utilisation excessive de la violence par les forces de l’ordre, ce de manière décorrélée du projet européen. Enfin, un troisième profil de manifestant s’ajoute à ce mélange hétéroclite sous la forme de militants anarchistes dirigés par des leaders ultra-nationalistes d’extrême droite, comme par exemple leader de la faction « Orthodoxe national-anarchiste » Bratstvo Dmytro Korchinskiy qui a tenté de prendre d’assaut le bâtiment de l’administration présidentielle à l’aide d’un tractopelle début décembre.
Au final, le discours pro-européen s’est parfois retrouvé noyé dans la cacophonie des revendications politiques et la dissonance créée par les multiples niveaux de division entre pro et anti-Russie, UE et Ianoukovitch ainsi que par le fossé générationnel entre les jeunes pro-occidentaux et l’ancienne élite héritée du soviétisme.
Fait intéressant, un sondage d’opinion réalisé début décembre parmi les manifestants a dévoilé que plus de citoyens souhaitaient rejoindre l’UE que le projet d’Union douanière de Moscou alors qu’une majorité perçoit l’Accord d’Association comme n’étant pas dans l’intérêt de leur pays par rapport à l’Union douanière. En outre, le traditionnel clivage est/ouest en Ukraine a refait surface au cours d’EuroMaidan : si Kiev a été touché par des rassemblements massifs, les régions russophones (culturellement et financièrement) de l’est et du sud du pays ne se sont montrées quelque peu indifférentes face à la situation dans la capitale et les timides mouvements de protestation ne sont pas parvenus à prendre une ampleur suffisante dans des villes comme Donetsk ou Kharkiv.
Les retombées politiques internes
EuroMaidan est avant tout la crise du modèle politique ukrainien en ce qu’il a enraciné la présence de germes d’une dissension politique future contre l’équipe en place et avec laquelle le gouvernement va devoir composer dans les mois à venir. Ainsi, un remaniement ministériel n’est pas à exclure dans le courant 2014, comme l’ont déjà laissé sous-entendre le Président de la Rada Volodymyr Rybak et la majorité parlementaire du Parti des Régions (PRU). Malgré cela, l’opposition parlementaire – composée par les partis Batkivschyna, UDAR et Svoboda – n’a ni les moyens politiques ni les ressources financières (c’est-à-dire acheter les votes des députés) pour renverser la majorité pro-gouvernementale à la Rada.
A l’inverse, l’opposition pourrait se retrouver dans une position délicate si le gouvernement cherchait à la discréditer par l’ouverture de procédures pénales pour « tentative de coup d’état » ou encore de « menaces à la sécurité nationale » ainsi qu’en faisant lever l’immunité parlementaire des députés d’opposition. Insidieusement, ce processus a déjà débuté le 9 décembre quand les forces de l’ordre ont réalisé une perquisition de serveurs informatiques et de documents au siège du parti Batkivschyna…