Les rues du Caire sont calmes en ces lendemains de référendum. La circulation dans les rues est même étrangement fluide alors que d’habitude 20 millions de Cairotes s’engouffrent dans des bouchons de plusieurs heures.
La place Tahrir est déserte. A une heure des résultats officiels du référendum, on y compte presque moins d’Egyptiens que de Français, réunis par Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe. Des bruits d’attentats qui auraient été déjoués ici et là courent dans la ville. Mais le calme règne. Les pyramides, elles, sont toujours là, paisibles et majestueuses… Les jours suivants feront malheureusement trembler les Égyptiens avec des attentats sanglants au cœur de la capitale, visant notamment le QG de la police.
Une révolution est passée par là. Des manifestations monstre, des amphithéâtres brûlés, la police dans les universités, l’Egypte a failli sombrer dans la guerre civile.
Il faut dire que les Egyptiens ne sont pas n’importe quel peuple. Si la révolution a été aussi brutale et rapide, c’est parce que les Egyptiens ont eu le sentiment quasi-physique et messianique que toute leur histoire se jouait dans ces heures sombres et pourtant si belles.
Le don des Egyptiens au monde
Cette haute idée de l’Egypte, qui la rapproche d’une certaine époque tragique et glorieuse en France, on la retrouve dans la Constitution égyptienne que vingt millions d’Egyptiens ont adoptée. Le préambule est un morceau d’architecture. Inspiré ou écrit, selon nos sources, par le grand poète Sayed Higuab, le texte dispose que « l’Egypte et un don du Nil et le don des Egyptiens à l’humanité ».*
Cette impression de grandeur actualise le nationalisme nassérien : ce n’est pas pour rien que l’image de Nasser revient aujourd’hui dans les journaux et les affiches politiques des rues du Caire. L’Egypte est de retour !
La grandeur de l’Egypte prend aussi une tournure singulière : les Egyptiens sont convaincus qu’ils sont les derniers remparts contre un complot international et séculaire. Ce complot serait préparé depuis des décennies pour diviser les Arabes et les musulmans entre eux, pour détruire les armées nationales, irakienne, libyenne, syrienne, demain égyptienne, pour monter les chiites contre les sunnites, bref pour attirer dans cette partie du monde tous les djihadistes et terroristes et les éloigner de l’Occident. Les Anglais au XIXème et XXème siècle puis les Américains, avec une accélération depuis le 11 septembre 2001, auraient instrumentalisé les Frères musulmans et Al-Qaida pour semer l’anarchie dans le monde arabe, diviser pour mieux régner. Ce scénario machiavélique se serait accompli si l’Egypte (et surtout son armée), consciente de son destin, ne s’était dressée contre ce dessein dont les Frères musulmans n’auraient été que l’agent intérieur.
Il n’est pas le lieu de décrypter la véracité de cet imaginaire mais il est dans les têtes de la plupart des actuels dirigeants égyptiens et il participe en creux de cette impression de grandeur, de fierté qui anime nos interlocuteurs.
Il est un fait que les Américains ont misé sur ce « chaos constructif » en 2012 et 2013. Le départ précipité – et en catimini – au cœur de l’été 2013 de Anne W. Patterson, Ambassadrice des Etats-Unis, à la tête de la deuxième plus grande ambassade américaine dans le monde (après Bogota), au lendemain du renversement du président Morsi, accusée d’être trop proche de ce dernier sur lequel elle avait tant misé, fut un moment de vérité dans le dénouement international de la crise interne à l’Egypte.
A ce scénario cynique, les Egyptiens opposent un autre scénario sans doute trop angélique pour être tout à fait vrai : depuis la fin des années 80 et la paix signée avec Israël, depuis 2013 en chassant les Frères musulmans du pouvoir, c’est un autre modèle que voudrait opposer l’Egypte au scénario catastrophe qu’on lui prédisait. L’Egypte veut réaffirmer sa grandeur interne, une idée modérée de l’Islam que les Frères musulmans voulaient briser et son rôle pivot et central dans la résolution de tous les conflits de la région. La Confrérie voulait sciemment casser ce destin de l’Égypte, cette grandeur que ses dirigeants disent assumer aujourd’hui.
* : à lire, la traduction en français de la nouvelle Constitution égyptienne, sous la direction de Jean-Yves de Cara et Charles Saint-Prot, par la revue « Etudes gépolitiques » (éd. Karthala)
Sommaire :
Mardi 11 février : L’Égypte déchirée entre liberté et terrorisme et Une certaine idée de l’Égypte
Mercredi 12 février : Une démocratie armée
Jeudi 13 février : L’Islam contre les islamistes
Vendredi 14 février : Les « crimes » des Frères musulmans
Lundi 17 février : La France et l’Égypte : une passion réciproque
Mardi 18 février : « Il faudra du temps pour sortir d’un système dominé par l’armée ». Entretien avec Agnès Levallois, spécialiste du Moyen-Orient