C’est le choix qu’a fait le peuple égyptien : l’alliance de l’armée et du peuple pour faire tomber les Frères musulmans. C’est un militaire, une fois de plus, qui va prendre les rênes de l’Egypte. Nasser, Sadate, Moubarak, le général Al-Sissi demain. C’est l’armée qui donne le tempo de la vie politique en Égypte.
Ce point est difficile à comprendre pour les tenants d’une démocratie civile, mais l’Égypte voudrait inventer – ou réinventer – le concept de la « démocratie armée » ou, pourrait-on dire, si l’on ose une aporie, d’« une démocratie militaire ». Démocratie car, dans l’ensemble, la Constitution votée le 15 janvier 2014 accomplit sur le papier certaines promesses de la révolution de 2011. Elle est libérale, progressiste, elle consacre l’égalité entre les hommes et les femmes (à l’orientale tout de même en veillant à faciliter la double vie des femmes, entre famille et travail). La nouvelle Constitution affirme le respect des droit de l’Homme, la liberté de la presse, le droit de se réunir et de manifester, la protection des citoyens contre l’arbitraire, la liberté de croyance, la supériorité des traités internationaux signés par l’Egypte, le multipartisme. Elle condamne la torture. Elle ne prévoit pas d’article sur la peine de mort ce qui ouvre une chance, selon nous, d’un futur débat parlementaire en vue d’un moratoire voire, on peut rêver, de son abolition. La Constitution est même audacieuse au niveau des droits économiques et sociaux qu’elle réaffirme et renforce, dans la grande tradition tiers-mondiste de l’Égypte.
L’ancien député et professeur de sciences politiques Abr Shobaki, membre du comité des 50 qui a rédigé la Constitution, l’affirme : « la Constitution accomplit les desseins de la révolution du 25 janvier 2011 ».
Violations quotidiennes des droits de l’homme
Le problème de l’Égypte, comme souvent dans la région, sera la mise en œuvre pratique du texte constitutionnel. Pour les militants des droits de l’homme, « au cours des sept derniers mois, l’Égypte a connu une série de graves atteintes aux droits humains et des violences d’État d’une ampleur sans précédent. Trois années ont passé, et l’exigence de dignité et de respect des droits humains portée par la “Révolution du 25 janvier” est bien loin de s’être réalisée. Plusieurs de ses acteurs principaux sont derrière les barreaux, et le climat ambiant est marqué par la répression et l’impunité », a déclaré dans un communiqué Hassiba Hadj Sahraoui, directrice adjointe du Programme Moyen-Orient et Afrique du Nord d’Amnesty International. « Des étudiants et militants laïques ont également été pris pour cible, ajoute l’ONG, le gouvernement souhaitant manifestement réprimer tous les dissidents, quelle que soit leur tendance politique. Les militants marquants de la « Révolution du 25 janvier » sont aujourd’hui en prison pour avoir osé préconiser l’obligation de rendre des comptes et défendre les droits humains. Une nouvelle loi qui impose des restrictions aux manifestations et rassemblements publics vient d’être adoptée, ce qui met en péril la liberté de réunion et autorise les forces de sécurité à faire usage d’une force excessive contre des manifestants pacifiques », conclut l’organisation.
Cette démocratie ne serait donc que de papier ? Ce sera l’un des défis majeurs de la nouvelle Égypte : pour respecter les nouveaux articles constitutionnels, il va falloir mettre fin aux violences quotidiennes, accepter les points de vue divergents.
Une armée impériale
Si elle est libérale dans son esprit, cette nouvelle démocratie repose clairement sur l’armée. L’ultime garant – aujourd’hui et pour longtemps encore peut-on craindre, de la liberté des Égyptiens, c’est l’armée, là où, en Europe occidentale, on lui réserverait ce rôle aux seules périodes de crises les plus graves. Dans la normalité démocratique, là où l’État garantirait les libertés, on a l’impression que c’est l’armée qui servirait de dernier, mais aussi de premier rempart. Et la nouvelle Constitution égyptienne n’y déroge pas en laissant aux plus hauts gradés de l’armée le soin de nommer le ministre de la Défense. De même, le budget de l’armée est sanctuarisé et les civils ne peuvent le connaître ni le contrôler.
Il faut discuter avec les Égyptiens pour tenter de comprendre : l’armée est sacrée en Égypte. Elle est même plus sacrée que l’État ! Un adage veut que « ce qui n’appartient à personne en Égypte appartient à l’armée ». Les Égyptiens ont cette conviction que les compétences, l’efficacité, on les trouve dans l’armée plus que dans la société civile et politique. La confiance est presque aveugle. C’est pourquoi la situation insurrectionnelle suscitée par le face-à-face entre des millions d’Égyptiens et le président Morsi à l’été 2013 a glissé rapidement vers une reprise en main militaire et une feuille de route encadrée par l’armée. Le référendum de mi-janvier fut déjà un premier plébiscite qui annonce la prochaine élection à la présidence de la république du général Al-Sissi, futur candidat à l’élection présidentielle.
Ce dénouement – provisoire ? – de la révolution égyptienne ramènerait donc l’Égypte au temps de Moubarak et de la toute-puissance de l’armée ? Les tenants de cette hypothèse ont beau jeu de rappeler que le péché mortel qu’a commis Hosni Moubarak ne fut pas tant l’ordre de tirer sur la foule début 2011 (ce que refusa l’armée) mais bien qu’il voulut placer son fils, qui n’est pas un militaire, sur le trône d’Égypte. En ce sens, l’armée avait intérêt à faire alliance avec la jeunesse qui, pour d’autres raisons, voulait en finir avec Moubarak.
Aurait-il pu en être autrement ? L’Égypte n’a su trouver de leader civil qui aurait pu tenir tête à l’armée et la cantonner dans les casernes tout en respectant sa puissance (ce qu’a voulu remettre en question à certains égards Moubarak en plaçant son fils et Morsi en s’attaquant directement à elle).
Contrairement à la Tunisie où c’est la société civile, structurée, organisée, qui a tenu tête aux islamistes, c’est l’armée qui a clairement fait rempart en Égypte.
Ce qui sera désormais décisif pour les prochaines décennies, c’est de savoir si Al-Sissi s’en tiendra à un ou deux mandats de président, comme l’exige la nouvelle Constitution, ou si, comme le fit Moubarak en son temps, s’il demandera dans cinq ou six ans à réviser la Constitution pour devenir président à vie.
La démocratie égyptienne existe en fait dans ce qu’elle proclame son désir de liberté haut et fort mais les Égyptiens ont peut-être oublié qu’on n’impose pas la liberté par les armes…
Sommaire :
Mardi 11 février : L’Égypte déchirée entre liberté et terrorisme et Une certaine idée de l’Égypte
Mercredi 12 février : Une démocratie armée
Jeudi 13 février : L’Islam contre les islamistes
Vendredi 14 février : Les « crimes » des Frères musulmans
Lundi 17 février : La France et l’Égypte : une passion réciproque
Mardi 18 février : « Il faudra du temps pour sortir d’un système dominé par l’armée ». Entretien avec Agnès Levallois, spécialiste du Moyen-Orient
Jeudi 20 février : « L’Égypte joue un rôle stratégique dans la région ». Entretien avec Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)