Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective & Sécurité en Europe livre son analyse sur le rôle de l’armée en Égypte et les futures échéances qui attendent le peuple égyptien.
Pourquoi l’armée joue-t-elle un rôle si central dans le destin de l’Égypte ?
L’Égypte vit une période douloureuse avec, depuis la révolution de 2011, des attentats quotidiens qui frappent le pays. Des attaques terroristes ont touché durement le centre du Caire et les lieux de pouvoir. Un car de touristes a explosé dans le Sinaï il y a quelques jours. Les pays qui entourent l’Egypte sont fragilisés pour ne citer que la Libye.
Dans ce contexte fragile, l’armée joue un rôle pivot en Égypte, ne serait-ce que pour rassurer la population sur le plan sécuritaire. C’est une armée puissante avec plus d’un million de soldats. Les Égyptiens sont profondément attachés à l’armée. La Constitution sanctuarise l’armée en garantissant son pré carré hors de tout contrôle démocratique.
Les printemps arabes ont fragilisé beaucoup d’armées nationales dans le monde arabe. Et face au démantèlement d’armées nationales comme en Libye, en Irak ou en Syrie, l’armée égyptienne tient bon et s’est donnée les moyens de garder son rôle central dans la vie du pays.
L’armée joue enfin un rôle majeur aussi dans la modélisation de la puissance étatique : dans les États arabes, la puissance d’un État est souvent indexée sur la puissance de son armée. C’est le cas en Égypte.
Nous devons prendre conscience de cette donnée majeure sans se contenter de regretter le coup de force qui a amené au pouvoir le général Al-Sisi et remis l’armée au cœur du jeu politique égyptien, comme c’était le cas depuis cinquante ans.
Ceci dit, la confiance aveugle du peuple dans son armée incite également celle-ci à commettre des excès et des violations flagrantes des libertés au nom de la reprise en main sécuritaire légitime de la situation.
Les Frères musulmans ont été démis à l’été 2013 par l’armée soutenue par le peuple. Pourquoi cette impossible entente entre la Confrérie et l’armée ?
Je pense que le président Morsi et les Frères musulmans ont voulu remettre en question le rôle stratégique de l’armée. Inviter les assassins de Sadate au défilé militaire de la Fête nationale, comme l’a fait Morsi en 2012, a été perçu comme un crime de lèse-majesté.
Égypte et Tunisie sont, chacun à sa manière, les deux pays arabes qui ont su, l’un de façon brutale et violente, l’autre de façon plus subtile et pacifique, tenir tête aux desseins des Frères musulmans et adopter deux Constitutions qui les rapprochent d’un projet clairement libéral et ouvert sur le monde. Je considère que l’Egypte et la Tunisie ont chacun réussi, pour le moment, leur printemps arabe.
Y a-t-il une coopération militaire avec la France ?
La coopération militaire avec la France est bien entendu incomparable avec les Etats-Unis (1,3 milliards de dollars d’aide à l’armée chaque année). Elle se limite à de la formation : présence d’officiers supérieurs égyptiens à l’Ecole militaire, à l’Ecole de guerre, dans les Académies militaires françaises. Nous fournissons aussi du matériel non cynétique : des éléments de transport, des camions militaires, de la MCO (mise en condition opérationnelle) en avion la maintenance des quelques Rafale que nous avons vendus à l’Egypte.
L’Égypte peut-elle retrouver un rôle géopolitique dans la région, notamment dans la négociation secrète autour du conflit israélo-palestinien ?
Oui, d’autant qu’émerge de plus en plus la perspective d’une solution régionale au conflit israélo-palestinien qui associerait la Jordanie, l’Arabie saoudite, l’Égypte et d’autres puissances régionales. Obama a besoin d’un grand succès diplomatique mais les Américains ont compris qu’ils sont face à un mur israélien et ont renoncé, je pense, à espérer trouver seuls la solution.
La Russie s’implique de plus en plus par exemple : le ministre de la Défense russe est venu en Égypte récemment et a promis une aide de 2 milliards de dollars à l’armée égyptienne. La Russie est fortement impliquée dans le bourbier syrien. Le million d’Israéliens d’origine russe pèsent également.
Dernier élément : dans la durée, les Israéliens ont besoin de garanties sécuritaires que les Américains ne veulent plus seuls leur apporter et l’armée égyptienne, en qui Israël a confiance, peut y prendre sa part en servant de tampon efficace dans le Sinaï. L’Égypte et Israël ont le même intérêt à juguler les organisations terroristes qui pullulent dans le Sinaï, non sans interactions avec le Hamas.
Propos recueillis par
Sommaire :
Mardi 11 février : L’Égypte déchirée entre liberté et terrorisme et Une certaine idée de l’Égypte
Mercredi 12 février : Une démocratie armée
Jeudi 13 février : L’Islam contre les islamistes
Vendredi 14 février : Les « crimes » des Frères musulmans
Lundi 17 février : La France et l’Égypte : une passion réciproque
Mardi 18 février : « Il faudra du temps pour sortir d’un système dominé par l’armée ». Entretien avec Agnès Levallois, spécialiste du Moyen-Orient
Jeudi 20 février : « L’Egypte ne peut se comprendre sans prendre la mesure du rôle qu’y joue l’armée ». Entretien avec Emmanuel Dupuy, président de l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE)