Ukraine
13H33 - jeudi 13 mars 2014

La Crimée est perdue pour l’Ukraine

 

Les députés du parlement de Crimée viennent de voter leur indépendance. 78 des 81 députés présents ont adopté « une déclaration d’indépendance de la République autonome de Crimée et de la ville de Sébastopol. » Cette déclaration, prononcée par un parlement considéré comme illégal par les autorités de Kiev, est présentée comme un préalable à la tenue, dimanche 16 mars, d’un référendum sur le rattachement de la Crimée à la Russie. Une étape supplémentaire est franchie dans une escalade vers la perte de la Crimée par l’Ukraine, ceci dans un contexte géopolitique qui dépasse largement les enjeux exclusivement ukrainiens.

Manifestation sur la place Maïdan à Kiev © Allpix Press

Manifestation sur la place Maïdan à Kiev © Allpix Press

 

Une étape supplémentaire dans un processus inéluctable ?

Dans une crise qui dépasse désormais largement le cadre strictement ukrainien, la déclaration d’indépendance de la Crimée, dernier événement en date de l’escalade entre partisans et opposants russes, est la suite logique d’un processus entamé par le vote à la Douma, début mars, quand Vladimir Poutine a demandé et obtenu l’autorisation d’envoyer des forces armées en Ukraine « jusqu’à la normalisation de la situation dans le pays ». L’Ukraine peut bien mettre son armée en état d’alerte et rappeler ses réservistes, les forces russes ont de fait pris le contrôle de la Crimée et ont renforcé progressivement leur position, rendant quasiment impossible la possibilité pour le nouveau pouvoir ukrainien de la réintégrer un jour.

Une déclaration d’indépendance aussi symbolique que politique

On peut pourtant se demander quelle signification donner à une déclaration d’indépendance qui précède de quelques jours le référendum qui doit permettre aux électeurs de Crimée de se prononcer sur « l’intégration de la République autonome de Crimée à la Fédération de Russie ».

Christine Dugoin, chercheur à l’Institut Prospective et Sécurité en Europe (IPSE), évoque des raisons symboliques d’abord. Dans le climat d’escalade et de surenchère qui entoure l’Ukraine aujourd’hui, où chaque camp – pro et anti-russes – se répond par déclarations et symboles interposés, le choix de la date de la déclaration n’est pas innocent. Elle suit de près celle du 9 mars, date à laquelle les pro-européens ukrainiens ont glorifié « l’unité nationale » en célébrant dans leur capitale le 200ème anniversaire de la naissance du poète et peintre Taras Chevtchenko. Considéré comme un symbole de la nation, il est une figure emblématique de l’histoire ukrainienne.

Le vote des députés de Crimée pour leur indépendance suit aussi de près la déclaration faite, dimanche dernier, par le ministre des Affaires étrangères ukrainien annonçant qu’il espérait signer le 17 ou le 21 mars, le volet politique d’un accord d’association avec l’Union européenne.

Mais si la déclaration véhicule un message symboliquement fort, elle répond aussi à des objectifs éminemment politiques. En se référant implicitement au cas Kosovar, cette déclaration met les Européens et la communauté internationale dans l’embarras. Elle leur rappelle que, non seulement, ils ont fermement soutenu l’indépendance du Kosovo de la Serbie, mais surtout, en 2010, la Cour Internationale de Justice a estimé que la déclaration d’indépendance du Kosovo n’avait pas violé le droit international. Il serait dès lors difficile pour la communauté internationale de refuser aux uns ce qu’elle a accordé aux autres.

La Crimée indépendante mais pas russe ?

Pour Christine Dugoin, l’issue est certaine, « l’Ukraine a perdu la Crimée » : le contrôle par l’armée russe de la Crimée n’a suscité, jusqu’ici, aucune réaction ferme ni de l’Union européenne, ni de l’OTAN et encore moins de l’ONU. Edouard Pflimlin, journaliste au Monde et chercheur associé à l’Institut de Relations Internationales et Stratégiques (IRIS) confirme qu’il est trop tard, l’UE aurait dû réagir beaucoup plus tôt en imposant des sanctions économiques sévères.

Pourtant, la déclaration d’indépendance pourrait apaiser les tensions. Le paradoxe ne serait qu’apparent puisque certains interprètent la décision du Parlement de Crimée comme un message destiné à rassurer l’Occident : la Russie n’envisage pas d’incorporer la Crimée, elle pourrait exister en tant qu’État « quasi légitime », pendant que l’Occident et la Russie négocient.

Mathieu Boulègue, également membre de l’IPSE et Christine Dugoin confirment ce scénario. Ils s’accordent pour dire que, si la crise aura pour conséquence la perte de la Crimée, elle peut donner lieu, comme Moscou le souhaite, à un processus de fédéralisation de l’Ukraine. Dans la perspective d’un règlement apaisé de la situation ukrainienne, l’autonomie accrue des régions représente une opportunité qui devrait permettre aux Russes et aux Occidentaux de trouver des solutions respectant aussi bien leurs sphères d’influence que la volonté de chacune des régions. A l’évidence, cela demande une volonté générale d’apaisement, d’autant que plus cette situation se prolonge, plus les marges de négociations s’amenuisent.

Edouard Pflimlin est pourtant beaucoup plus pessimiste : l’indépendance de la Crimée n’est qu’une étape supplémentaire dans la crise, un scénario de fédéralisation et d’apaisement des tensions est illusoire. D’une part, il n’y aucune raison de penser que la majorité des Ukrainiens à l’est soit favorable à une influence russe accrue mais surtout, il est impensable pour la Russie que l’Ukraine échappe, même partiellement, à sa sphère d’influence. Enfin, les Ukrainiens de l’Ouest, les pro-Européens, ne pourront admettre la perte de la Crimée, qui sera toujours un levier à la disposition de la Russie pour la partie de l’Ukraine restée indépendante.

La crise ukrainienne, deux visions du monde qui s’opposent

La crise ukrainienne est ainsi source d’enjeux géopolitiques qui dépassent largement le cadre exclusivement ukrainien. Nous assistons selon Mathieu Boulègue, à des relents de guerre froide, à une forme de « guerre par proxy » entre les Etats-Unis et la Russie. D’un coté, les Américains refusent de perdre la mer Noire qui leur permet de contrôler les zones d’influence de la Turquie et de l’Iran, de l’autre, la Russie, au-delà de ses liens historiques et symboliques avec l’Ukraine, veut préserver et défendre son « étranger proche ».

L’UE apparaît, dans ce contexte, désunie et manquant cruellement de volonté politique. Edouard Pflimlin insiste pourtant sur l’importance stratégique de l’Ukraine qui commande aux Européens de faire preuve de fermeté et de volontarisme politique. L’UE doit imposer des sanctions économiques à la Russie, même si les marges d’action sont extrêmement faibles, sur le gaz notamment. Cette fermeté doit s’accompagner de propositions qui présentent aux Ukrainiens de réelles perspectives, comprenant aussi bien un volet économique, avec l’aide du FMI, qu’une adhésion à moyen terme.

Mais au-delà de ces enjeux, ce sont « deux visions du monde » qui s’affrontent et qui ne se comprennent pas. Mathieu Boulègue évoque « une incompréhension mutuelle » entre les Américains et les Européens d’un côté, et les Russes de l’autre. La vision libérale – économique et politique – des uns s’oppose à une interprétation réaliste et fondée sur les rapports de force des autres. Pour la Russie et pour Vladimir Poutine, une Crimée indépendante et sous influence vaut bien un G8 perdu et des sanctions temporaires vite oubliées. 

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Stéphane Mader
Rédacteur en chef - Chief Editor

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