Née au Tchad, Annette Laokole a grandi sur les rives des deux Congo et en Ethiopie. Militante panafricaine et coordinatrice du Conseil National pour le Changement et la Démocratie (CNCD), plate-forme de l’opposition plurielle tchadienne en exil, elle souligne la responsabilité des responsables tchadiens dans la crise centrafricaine et appelle les Africains à reprendre leur destin en main, en se défaisant aussi bien d’une classe politique africaine inepte que de l’emprise symbolique, politique et économique des pays occidentaux.
Que représentent pour vous les relations centrafricano-tchadiennes ?
Ce sont des relations séculaires de fraternité, de partage, de complicité. Nous sommes centrafricains et tchadiens, unis par de nombreux liens de mariage, c’est une famille au sens profond du terme. La langue sango est largement parlée par les Tchadiens. Pour les Tchadiens, aller vivre en RCA, c’est comme quitter la demeure paternelle pour se rendre chez l’oncle et vice versa. Je pense que nous sommes – peut être aujourd’hui devrais-je douloureusement dire, nous étions – une part du rêve du président Boganda (NDLR : premier Président de la RCA lors de son indépendance en 1960, il est considéré comme le père fondateur de la Nation centrafricaine), l’union sacrée qu’il souhaitait tant pour l’Afrique.
Quel regard portez-vous en tant que Tchadienne sur la situation en RCA ainsi que sur le retour des Tchadiens de la RCA au Tchad ?
Je suis meurtrie, écorchée vive et je souffre devant la tragédie en RCA, comme je le suis chaque fois que l’Afrique saigne, la RDC, le Soudan du Sud… pour ne citer que ceux qui occupent la scène médiatique en ce moment. Je suis sans doute davantage heurtée par la situation en Centrafrique sachant l’implication meurtrière des autorités tchadiennes dans ce drame. Les calculs politiciens, la rapacité, le manque de vision et du sens des responsabilités, l’absence totale de dignité, l’ignorance d’une classe politique centrafricano-tchadienne, nous ont plongé dans les ténèbres.
Aujourd’hui, Centrafricains et Tchadiens s’entretuent au nom des religions étrangères bien souvent imposées aux prix d’exactions et de brimades innommables par le colonisateur, l’envahisseur marchand d’esclaves. Nous avons transgressé tous les codes de notre culture, de nos propres religions, toutes les valeurs de l’Ubuntu. C’est terrifiant. Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment nous préserver de l’horreur ? Comment la neutraliser avant qu’elle ne finisse par nous engloutir définitivement dans les profondeurs du néant ? Au Tchad, nous avons connu « la bête » en 1978, puis elle s’est saisie des Rwandais, des Burundais, des Congolais, des Ivoiriens… Et aujourd’hui des Centrafricains. Il nous faut trouver l’antidote et vite, car l’hydre rôde toujours. C’est ma quête constante.
Parmi ces Tchadiens, « les retournés » comme on les appelle, nombreux avaient fui les guerres successives au Tchad, les exactions des différentes dictatures dont celle en place d’Idriss Déby (Président de la République tchadienne), pour trouver abris auprès de leurs frères centrafricains. Aujourd’hui, l’incurie de ce même régime d’Idriss Déby qui, depuis une dizaine d’années, fait et défait les pouvoirs en RCA, les expose à la vindicte des anti-balakas de l’ex-président Bozizé, son ancien protégé. C’est d’une violence inouïe. Les « retournés » quant à eux, sont au Tchad des laissés-pour-compte, comme la grande majorité des Tchadiens. C’est bien ça notre tragédie centrafricano-tchadienne. Nos populations sont instrumentalisées, proies et otages de dirigeants prédateurs à la tête d’Etats voyous.
Pensez-vous que la fracture entre le peuple tchadien et le peuple centrafricain est consumée ?
Non et j’en suis convaincue. Nos liens sont puissants, enracinés, ils renaîtront. Mais il faut y travailler profondément. C’est de cette quête à l’antidote dont je parle. Il y a des raisons d’espérer, l’Afrique du Sud, le Rwanda, le Libéria… Même si, à bien des égards, la fragilité de l’édifice est perceptible. D’autant plus que les pourfendeurs de notre continent sont inlassablement aux aguets, bien décidés à saborder chaque once de liberté acquise, car c’est bien de ça qu’il s’agit. Liberté des peuples à disposer d’eux-mêmes et des richesses de leurs pays. Nous devons à notre tour, inlassablement les combattre, aussi bien ceux qui de l’intérieur, serviles captifs, « petits rois nègres », au garde-à-vous servent les intérêts de leurs maîtres, que ces derniers tapis dans l’ombre.
Quel message adressez-vous au peuple centrafricain ?
Je lance un appel à l’unité de nos deux peuples et des peuples africains en général. Nous sommes les victimes d’un même système d’oppression et de destruction massive. Il nous faut trouver le socle sur lequel nous arc-bouter pour aborder la résilience. Ce socle est, à mon sens, d’abord culturel. Ce n’est pas un hasard si le colonisateur s’est appliqué, en premier lieu, à saccager méthodiquement notre patrimoine culturel, à dévaloriser nos croyances et falsifier, voire à nier, notre histoire. La démolition mentale qui a précédé l’anéantissement physique a été la plus dévastatrice. En faisant cela, il a violé notre identité, et porté atteinte à notre estime de soi. La conséquence est que nous n’avons plus foi en notre génie créateur, pourtant à l’égale mesure de celui de tous les humains de la terre.
L’Afrique a une capacité de régénérescence qui défie les projections les plus catastrophistes et déroute nos ennemis de toujours. Je lance un appel à la réappropriation de nos destins en nous libérant de nos tourments intérieurs. Steve Biko disait « l’arme la plus puissante dans les mains de l’oppresseur est l’esprit de l’opprimé ».
Cheick Anta Diop, Théophile Obenga, Steve Biko, Frantz Fanon, Joseph Kizerbo et tant d’autres encore, nous ont façonné les outils de cette libération. Faisons en sorte que leurs écrits deviennent Bibles, Corans, Torahs… entre les mains de chaque Africain et nous aurons accompli la mission.
Je finis cette interview en disant simplement mais du fond du cœur au peuple centrafricain « A Ita ti Centrafrique mbi yé ala » (Frères et sœurs de Centrafrique, je vous aime !).