L’intégration de la Crimée au territoire de la Fédération de Russie semble marquer, paradoxalement, le premier signe d’un relatif « retour au calme » en Ukraine après 5 mois de crise. La question de la Crimée est désormais traitée dans les instances intergouvernementales, et notamment entre le G7 et la Russie. Quelques éclaircissements sont par conséquent nécessaires afin de mieux décrypter le nouvel environnement stratégique régional.
De la Crimée russe
Le référendum du 16 mars a tenu ses promesses : près de 97% de la population de Crimée a voté « pour » l’intégration de leur territoire à la Fédération de Russie. Le vote a été marqué par une participation record de 83% mais avec un taux d’abstention de près 60% chez les Tatars de Crimée. Des lignes ethniques commencent à se former, lignes que Moscou devra surveiller tout en jouant la carte de la complémentarité des peuples de Crimée afin d’éviter de créer un brasier ethnico-religieux néfaste sur son nouveau territoire.
Dès le 18 mars, la Crimée et la ville de Sébastopol ont été rattachées de facto à la Russie et sont ainsi devenues de nouveaux sujets territoriaux de la Fédération de Russie. L’enregistrement légal de la procédure est passé comme une simple formalité à la Douma russe et au Conseil de la Fédération avant d’être signé par le président Poutine le 21 mars. La Crimée va désormais vivre à l’heure de Moscou (littéralement) à partir du 30 mars et le rouble a été introduit comme monnaie officielle.
Moscou s’attache désormais à un processus d’appropriation politique, économique et militaire de la région. Ainsi, les forces armées ukrainiennes stationnées sur le territoire de Crimée russe sont démantelées et Kiev a donné l’ordre lundi 25 mars de retrait des troupes de l’intégralité du territoire. Des structures gouvernementales et exécutives fédérales russes sont également en train d’être mises en place en Crimée et à Sébastopol et les douanes russes assurent déjà le passage des marchandises.
Il faut aussi noter que le processus d’appropriation politique de la Crimée avait déjà été en partie opéré depuis le renversement du gouvernement local par les forces pro-Russes fin février et l’installation au pouvoir de Sergei Aksenov.
En plus d’un évident « tampon » territorial contre l’Ukraine, un droit de regard accru vers la Turquie et l’Iran ainsi qu’une redéfinition des cartes régionales, Moscou récupère de surcroit l’accès privilégié à un hub logistique et commercial entre la mer Méditerranée et l’océan Indien par lequel transitent près de 30% des exportations maritimes russes.
Chercher la « ligne rouge »
Au-delà des sanctions économiques imposées par l’Union Européenne et les Etats-Unis à la Russie, Moscou se voit privé d’un sommet du G8 et « exclu » par le G7 du club des grandes puissances. Et alors ?
Si, effectivement, les sanctions risquent de sacrifier une partie des réserves de change de la Russie sur le moyen-terme et retarder la reprise de la croissance, la crise en Ukraine a bel et bien montré que Moscou s’accommodait parfaitement d’une certaine dose d’isolation des puissances occidentales et assumait parfaitement de se tirer une balle dans le pied afin de desservir ses intérêts stratégiques. A noter que l’on parle ici des mêmes grandes puissances occidentales qui, après avoir ouvertement dénoncé l’invasion militaire russe en Géorgie en 2008, signent un « reset » avec Moscou en 2009 ou encore vendent un BPC Mistral à la Russie.
Derrière cette logique, il est nécessaire de comprendre que la Russie ne perçoit pas le monde de la même manière que l’Occident. Là où l’Europe a perdu la notion de « puissance », là où l’OTAN est incapable de projeter son influence, et là où les États-Unis manquent d’approche cohérente, la Russie du président Poutine comprend le monde de manière géopolitique et sécuritaire, et ce encore plus dans son étranger proche. Ainsi, en l’absence d’une « ligne rouge » réelle donnée par l’Occident, Moscou se complait à redéfinir la carte de son territoire et recréer des cordons sanitaires et un glacis protecteur dans sa périphérie. On peut y voir une recherche de stabilité stratégique par l’intermédiaire de l’instabilité territoriale (Ossétie du Sud, Abkhazie, Transnistrie, etc. les exemples ne manquent pas).
Par le biais de la stratégie de la tension, rompue aux exigences de Moscou, la Russie risque de continuer dans cette logique tant que l’Ouest ne réagira pas à ce que Moscou comprend le mieux : le rapport de force – et pas de simples sanctions économiques. Pour preuve, les troupes russes se sont massées à la frontière est de l’Ukraine, démonstration de puissance permettant de souffler sur les braises et de reporter la tension en dehors de la Crimée.
De manière non-anecdotique, le parti Libéral-Démocrate russe (LDPR, pro-Kremlin) a envoyé le 24 mars des missives aux dirigeants de Pologne, Roumanie et Hongrie, limitrophes de l’Ouest ukrainien, pour leur demander que des référendums soient organisés en vue de prendre le contrôle de certains territoires en Ukraine. A en croire la Russie, un nouveau paradigme géopolitique semble naître dans lequel réapparaissent des états à souveraineté limitée, sorte de nouveau Congrès de Vienne post-moderne où les grandes puissances se partagent la souveraineté des plus petits et redécoupent les logiques territoriales.
Conséquence de ces agissements, la Biélorussie, le Kazakhstan, et surtout la Moldavie – en lien avec la question de la Transnistrie – ne sont pas rassurés. Cette situation de psychose sécuritaire et territoriale pourrait bien provoquer des troubles dans l’étranger proche russe dans les mois à venir, corollaire d’une perte de vitesse du projet Eurasiatique du président Poutine. Moscou devra donc redoubler de vigilance.
Une Europe qui perd la notion de puissance, l’OTAN incapable d’intervenir en situation de crise, des grandes puissances bloquées par la peur de la montée aux extrêmes, des violations à répétition du droit international…La crise ukrainienne nous a rappelé que depuis la fin de la Guerre froide, le modèle des relations internationales sur lequel nous avons fondé l’espoir d’un « nouvel ordre mondial » n’est en réalité qu’une phase de transition vers un nouveau paradigme géostratégique. Ce qui se passe en Crimée n’augure donc rien de bon pour la suite.
Une question demeure toutefois : l’Occident a-t-il réellement les moyens de pouvoir se permettre d’aliéner la Russie à ses intérêts politiques, économiques et énergétiques ?