C’est bien dans ces termes – « que veulent les Russes » et non « que veut Poutine » – qu’il faut poser la question ukrainienne. Certes, Poutine contrôle presque tous les médias persuadant l’opinion publique russe que l’Ukraine est entièrement aux mains d’épouvantables hordes néo-nazies. Cependant, la façon manichéenne et systématiquement anti-moscovite dont on a traité les rapports entre la Russie et l’Ukraine depuis l’indépendance de cette dernière en 1991 explique que même un Russe ayant gardé tout son sens critique et son libéralisme anti-poutinien, a du mal a contrôler un certain complexe de persécution et de réaction agressive. Car même les paranoïaques ont des ennemis.
Les frustrations des Russes.
D’après l’ancien Secrétaire d’État américain, Henry Kissinger qui connaît bien Poutine, ce dernier est sincèrement convaincu que le mouvement de Maïdan a été entièrement organisé par les services secrets de l’Ouest et que le moment a été choisi pour saboter les Jeux de Sotchi. Même sans la puissance de la propagande, la plupart des Russes partagent vraisemblablement cette vision.
Ce qui outrage les Russes c’est que l’on refuse de comprendre leur attachement à l’Ukraine dû à la profondeur de leurs racines communes avec les Ukrainiens. On s’évertue à construire une frontière impénétrable entre la Russie et l’Ukraine comme si la première, nation complètement étrangère avait récemment envahi la seconde. Or, si les différences entre les peuples de la Russie d’Europe et ceux de l’Ukraine se sont accentuées entre le milieu du XIIIe siècle et le milieu du XVIIe siècle (notamment en raison des annexions par différents états européens ou asiatiques), s’il est vrai que les « Grands-Russiens » ont trop souvent traité les « Petits-Russiens » comme Paris a traité les Occitans ou les Bretons, il n’en est pas moins que les années où les Slaves de l’Est n’ont pas vécu sous le même souverain, ne constituent qu’une parenthèse de quatre siècles (1238-1654) sur plus de douze siècles d’histoire commune. Les Russes continuent à appeler Kiev (la capitale de tous les Slaves de l’Est du Xè au XIIIè siècle et le siège de leur primat religieux jusqu’au XVIè siècle) « mère de toutes les villes russes ». Ils subissent donc l’indépendance ukrainienne de 1991 comme un divorce mal vécu, sans pouvoir comprendre que les Ukrainiens de 23 ans et moins n’ont pas connu de pays regroupant à la fois Kiev et Moscou.
Ce que l’on refuse de comprendre en dehors de la Russie lorsqu’on représente son histoire ou sa politique étrangère, c’est que la place de Kiev dans l’histoire à la fois ukrainienne et russe n’est pas celle de Rennes ou de Nantes dans l’histoire française. Kiev, c’est Lyon. Imaginez que l’on demande à des Français d’accepter que la région Provence-Alpes-Côte d’Azur avec Lyon et Marseille devienne indépendante et qu’ensuite ils ne cessent d’entendre dire que la Gaulle Cisalpine n’avais jamais fait partie de la France qui l’a occupée et opprimée et éradiqué la culture provençale. L’Union Soviétique, bien que versant souvent dans la tentation d’un nationalisme « grand-russien » facile et primitif, ayant intégré l’Ukraine (qui a brièvement connu quelques mois d’indépendance chaotique en 1918) a essayé de compenser les brimades tsaristes contre le particularisme ukrainien en promouvant la langue et la culture de Taras Chevtchenko. Khrouchtchiov (et non « Croûte-chef »), Brejnev et Tchernenko furent tous trois ukrainiens (Gorbatchiov, bien qu’originaire d’une partie plus orientale de la côte de la Mer Noire parle avec un fort accent apparenté à l’accent ukrainien). Le premier de ces trois Secrétaires Généraux annexa la Crimée à l’Ukraine en 1954.
Le Russe moyen éprouve donc une frustration compréhensible lorsqu’on ne parle que d’« occupation russe » ou d’ « oppression du peuple ukrainien ». Le plus insupportable est la représentation nationaliste ukrainienne du « holodomor », représentation qui, parmi les millions de victimes du Goulag de toutes nationalités, distingue uniquement un assaut, parmi tant d’autres à l’époque de la collectivisation, contre les paysans Ukrainiens. Ignorant les autres massacres se déroulant sur tout le territoire soviétique, le holodomor est présenté comme un génocide russe contre les Ukrainiens. Expliquez à Claude Lanzmann que (au vu de leur passeport et de l’endroit où cela se déroulait) les principales victimes d’Auschwitz furent avant tout polonaises et voyez la réaction. La frustration est donc à son comble lorsqu’on voudrait interdire à la Russie d’exercer la moindre influence sur son voisin où au moins 30 % de la population revendique le russe comme une langue maternelle et éprouve un sentiment d’attachement à la Russie.