Raconter l’horreur sans qu’elle ne soit jamais directement représentée est l’un des paris réussis de La fantaisie des Dieux. Cette bande dessinée, réalisée par le grand reporter Patrick de Saint-Exupéry avec le dessinateur Hippolyte, retrace, à l’occasion du 20ème anniversaire du génocide rwandais, l’histoire vue par les bourreaux et les victimes, mais aussi les militaires et les politiques. Le refus de toute esthétisation et la volonté de rester « collé à la réalité » font de cet ouvrage un témoignage mais aussi un questionnement sur les responsabilités politiques des acteurs extérieurs. Patrick de Saint-Exupéry témoigne de son expérience, de son engagement pour le Rwanda mais aussi de la possibilité – fragile mais réelle – de réconciliation de la société rwandaise.
Un témoignage et non pas un scénario
Lorsque l’on évoque le fait qu’il est le scénariste de la bande dessinée La fantaisie des Dieux qu’il a réalisée avec le jeune dessinateur Hippolyte (Le maître de Ballantrae, Les ombres), Patrick de Saint-Exupéry refuse ce qualificatif, « je suis tout sauf un scénariste, je ne suis qu’un témoin, un témoin de l’histoire ». Grand Reporter, Patrick de Saint-Exupéry est en reportage en mai 1994 à l’acmé du massacre, qui en 100 jours a fait plus de 800 000 morts, probablement plus d’un million de morts. Retourné à Kigali en compagnie du dessinateur, la bande dessinée retrace fidèlement son expérience, dont « chaque virgule, chaque dessin est le reflet de la réalité de ce que j’ai vécu ». Pourtant une des forces de l’ouvrage est de raconter l’horreur sans qu’elle ne soit jamais directement représentée : c’est en retournant sur les lieux avec Hippolyte, en rencontrant ensemble les acteurs et les témoins survivants du massacre, en racontant ce qu’il a vu et vécu au jeune dessinateur qui l’accompagne que le massacre est évoqué.
La responsabilité de la France dans le génocide
La fantaisie des Dieux n’est qu’une étape supplémentaire dans l’histoire et les relations que l’auteur entretient avec le Rwanda depuis 25 ans – Patrick de Saint-Exupéry a aussi signé, en 2004, l’essai L’inavouable, la France au Rwanda (éditions Les Arènes). Au Rwanda pour la première fois en 1990, de retour en mai 1994 avec l’opération Turquoise, il n’a cessé d’y retourner depuis 1994. Ses liens forts s’inscrivent aussi dans un engagement qui prend la forme de questions qu’il pose inlassablement aux pouvoirs politiques français sur leur responsabilité dans le génocide.
Certains faits établis qui engagent la responsabilité des politiques français exigent, selon Patrick de Saint-Exupéry, une réponse. Parmi les faits qu’il cite, un contrat d’assistance et de fourniture d’armes signé par le gouvernement français avec les autorités hutus alors que dix jours auparavant, le 17 mai 2004, le Conseil de sécurité de l’ONU avait décrété un embargo sur les armes à destination du Rwanda. Depuis 10 ans, Patrick de Saint-Exupéry pose la question et considère absolument anormal que, dans une démocratie, les responsables politiques refusent d’y répondre.
Témoigner et passer de relais d’une génération à l’autre
Mais si La fantaisie des Dieux est là comme une forme de questionnement, elle est aussi là comme un témoignage. S’inscrivant dans le contexte de la commémoration des vingt ans du génocide, elle rappelle l’importance de la mémoire et la nécessité de la transmission. C’est en partie cette volonté de transmettre qui a guidé le choix de Patrick de Saint-Exupéry pour un dessinateur. Au-delà des qualités reconnues pour son trait, Hippolyte représentait une génération pour qui la réalité du génocide rwandais restait lointaine et imprécise : il n’avait que 17 ans en 1994. Le passage de relais et les immanquables différences de regard et de perception de l’évènement ont convaincu Patrick de Saint-Exupéry de partir avec Hippolyte au Rwanda, parcourir les traces de l’événement survenu vingt plus tôt.
Un rapport entre texte et image à l’économie, le « besoin d’être à l’os »
Participant sans aucun doute à la force du témoignage que cette bande dessinée représente, témoin et dessinateur se sont accordés sur quatre principes fondamentaux dans la réalisation de l’ouvrage. Celui d’abord de ne jamais céder à la facilité, alors même que les faits racontés sont terrifiants.
Celui, ensuite, de s’assurer que tout ce qui était formulé était strictement exact : rien ne devait être scénarisé ou imaginé. Il est pourtant vrai que dans La fantaisie des Dieux, il y a bien quelques pages de mise en scène proprement dites, qui mettent en scène Hippolyte et dans lesquelles transparaît une dimension onirique, « une part de rêve » qui sert de respiration salutaire dans un récit qui raconte la mort et l’horreur quotidiennes.
Le troisième principe s’incarne dans la volonté affirmée d’éclairer la dimension politique de l’événement et d’expliciter les décisions – ou les non décisions – des parties prenantes et des responsables politiques locaux comme internationaux. La fantaisie des Dieux raconte en particulier ce qui se passe à Bisesero, une chaîne de collines située à l’ouest du Rwanda où des milliers de Tutsis se réfugient en 1994. Là où plus de 60 000 d’entre eux, selon les rescapés, sont tués sous le gouvernement intérimaire rwandais par les miliciens Interahamwe et les Forces armées rwandaises. La bande dessinée raconte, notamment, l’impuissance et l’incapacité des militaires français à protéger les réfugiés de ces collines.
Enfin, le principe de choisir une position de narration : Patrick de Saint-Exupéry et Hippolyte ont conjointement ressenti la nécessité d’un rapport entre texte et image à l’économie, le « besoin d’être à l’os ». L’ampleur et la monstruosité des faits imposaient le refus de toute esthétisation.
Justice et réconciliation : l’embryon d’un tissu social d’une extrême fragilité
La fantaisie des Dieux témoigne mais renvoie aussi à ce qui s’est produit après le génocide. Une fois refermée la bande dessinée, on a envie de demander à Patrick de Saint-Exupéry comment reconstruire une société qui a traversé un tel événement. Il répond en s’inscrivant en faux contre ceux, en particulier, qui critiquent les tribunaux populaires – les « gaçaça » (prononcé gatchatcha). Il rappelle que la situation n’est en aucune manière comparable avec celle, par exemple, de l’Afrique du Sud : la masse de gens concernée est sans commune mesure avec le cas sud-africain – la densité des massacres au Rwanda est la plus élevée au monde. Alors qu’en Afrique du Sud, la séparation entre blancs et noirs a perduré après la fin de l’apartheid, au Rwanda, bourreaux et victimes se côtoient tous les jours dans les mêmes villages.
L’initiative d’une justice locale – de village – a permis de résoudre le problème dans un pays pauvre, exsangue et sans aide internationale. Patrick de Saint-Exupéry rappelle que quand le Front Patriotique Rwandais (FPR – parti de Paul Kagamé, actuel président du Rwanda) arrive au pouvoir après le génocide, il n’y a pas même une machine à écrire dans un bureau de l’administration et l’aide internationale est quasiment inexistante. Il faudra dix ans au moins, pour reconstituer les bases minimales d’un Etat, pour que les écoles se remettent en marche et qu’il existe un semblant de normalité.
Quand bourreaux et victimes pourront se regarder sans baisser les yeux
La « gaçaça » est une assemblée où le commun des mortels « choisi par ses semblables pour son intégrité » juge avec d’autres, puis acquitte ou condamne à des peines pouvant être très lourdes, des auteurs présumés du crime de génocide. Seul un processus de ce type pouvait être matériellement mis en œuvre dans un pays détruit. En tout, environ 12.100 tribunaux populaires, inspirés des anciennes assemblées traditionnelles, ont jugé près de 2 millions de Rwandais, pour un taux de condamnation de 65%, selon les sources officielles. « C’est une formidable idée », affirme à Patrick de Saint-Exupéry, « même si la reconstruction sociale et la réconciliation qui en résultent ne sont que l’apparence ou l’embryon d’un tissu social d’une extrême fragilité ».
Patrick de Saint-Exupéry conclut : le travail de reconstruction et de réconciliation relève du quotidien, « la société rwandaise pourra renaître quand bourreaux et victimes pourront se croiser et se regarder sans baisser mutuellement les yeux ».
Pour l’heure, vingt ans après, et au regard de la monstruosité et de l’ampleur inédite du génocide, le Rwanda a su amorcer un redressement économique et moral qui ne saurait excuser la dureté du régime rwandais de Paul Kagamé.