En 1994, un génocide se déroule au Rwanda dans une indifférence quasi générale. En trois mois plus d’un million de personnes sont exterminées, la majorité d’entre elles parce que leur carte d’identité les désignait comme « Tutsi ». Vingt ans plus tard, le plasticien britannique d’origine sud-africaine, Bruce Clarke, dont les œuvres et le parcours s’inscrivent dans la ferme conviction que l’art peut agir, rend hommage aux victimes en donnant corps à ces femmes, ces enfants, ces hommes debout. Si « Les hommes debout » sont là pour témoigner du passé et susciter la réflexion, ils sont aussi là pour tourner le regard vers l’avenir.
Bruce Clarke dirige, en collaboration avec les associations de rescapés et les autorités rwandaises, un projet d’art public mural qu’il expose notamment sur des sites liés au génocide : des lieux de massacres tels les bâtiments publics, des écoles et des églises. Le premier objectif est « de donner une image forte et belle au peuple rwandais afin de l’aider dans son travail de reconstruction et d’affirmer que les rescapés restent debout et dignes malgré les épreuves ».
Toutes en hauteur (7 à 8 mètres), représentant des individus – des hommes, des femmes et des enfants – « debout », ces toiles monumentales se mettent en scène ouvertement, dignement et presque solennellement face au monde, dans des espaces tels que des stades et des églises. Mises en scène au Rwanda, les toiles de Bruce Clarke sont également exposées dans plusieurs pays, en France, en Suisse, au Luxembourg et au Bénin.
« Les hommes débout » sont aussi une affirmation historique. Montrés sur la place publique, ils permettent d’assumer la reconnaissance historique du génocide rwandais et de réaffirmer la réalité de l’événement dans l’histoire. Faire connaître le génocide et sensibiliser l’opinion internationale aux événements de 1994 font partie intégrante des objectifs du projet.
L’idéologie génocidaire veut anéantir la valeur humaine – déshumaniser
C’est en discutant avec des rescapés que l’idée « des hommes débout » lui est venue. Il ressent chez eux la nécessité et la volonté de retrouver de la dignité et de la rectitude physique et morale : « J’ai eu l’idée de ces grandes toiles pour que les victimes et les rescapés ne se sentent pas écrasés par le poids du passé ».
L’idéologie génocidaire veut anéantir la valeur humaine – déshumaniser – pour rendre l’acte de tuer plus facile. Le travail de Bruce Clarke lutte obstinément contre cette volonté d’anéantissement : « J’ai voulu rendre aux victimes et aux rescapés du génocide leur individualité ». Le titre anglais du projet « Upright men » rend peut-être encore mieux compte de la démarche puisque upright renvoie aussi, dans la langue anglaise, à l’idée d’honneur, d’éthique et de décence individuels.
La force de cet art public est de fournir des lieux facilement accessibles à tous, des œuvres qui suscitent le recueillement et la réflexion de chacun. Mais Bruce Clarke veut aussi que ses toiles « incarnent un débat et une réflexion sur le passé pour mieux aborder l’avenir ». Malgré la souffrance et bien au-delà de la tragédie, il espère ainsi créer pour les Rwandais ce qu’il appelle « des lieux de mémoire positifs ».
« L’art peut dire et faire »
Si ce défi est ambitieux, il n’effraye pas Bruce Clarke qui se définit comme un artiste engagé. Même s’il trouve que le terme d’engagement est galvaudé et qu’il concède volontiers que l’art est dérisoire par rapport à l’histoire, il accorde pourtant à l’art un rôle non négligeable : « l’art peut dire et faire. Il peut participer à l’histoire, même s’il ne peut certainement pas le faire de façon isolée ».
Son parcours en tant qu’artiste s’inscrit dans cette volonté d’influer sur la réalité. Fidèle à l’idée d’engagement, il refuse toute forme de création qui ne s’adosse pas à un discours réfléchi et structuré : « l’engagement dans la création n’a de valeur qu’à ce prix là, il risque sinon de desservir aussi bien l’œuvre que la cause défendue ».
Le projet « les hommes débout » n’est ainsi qu’une étape dans un parcours engagé et ancré dans l’histoire contemporaine. A la fin des années 1990, il s’implique déjà au Rwanda, créant, dans la banlieue de Kigali, un mémorial du génocide baptisé « Le jardin de la mémoire ». Les proches des victimes peuvent venir y déposer une pierre en mémoire de ceux qu’ils ont perdus. Par respect des douleurs individuelles, par pudeur aussi, il ne se considère que comme le metteur en scène d’une œuvre avant tout collective. Auparavant et aux heures sombres de l’apartheid, Bruce Clarke, alors proche du cabinet fantôme de l’ANC, était déjà convaincu que la culture pouvait jouer un rôle majeur dans la future Afrique du Sud.
Les « gaçaça » : procédé imparfait mais solution la moins mauvaise possible
L’articulation entre mémoire et avenir amène naturellement Bruce Clarke à évoquer le travail de réconciliation entrepris au Rwanda. Se référant justement à l’histoire sud-africaine, il sait que cette démarche a été forcément imparfaite. Ce que Desmond Tutu, président de la Commission Vérité et Réconciliation, avait dit de la démarche sud-africaine s’applique intégralement au cas rwandais. L’archevêque anglican avait prévenu : tout le monde serait mécontent du résultat mais la solution choisie restait la meilleure possible. De ce point de vue, les tribunaux populaires, les « gaçaça » (prononcé gatchatcha), ont accompli, certes de manière imparfaite, leur mission de recomposition du tissu social rwandais. Comme de nombreux observateurs connaissant bien le Rwanda, Bruce Clarke relève à quel point le défi de la réconciliation était grand dans un pays complètement détruit.
Plus généralement, il considère que le chemin parcouru par le Rwanda est remarquable. Malgré les reproches justifiés que l’on peut faire à Paul Kagamé, notamment sur ses dérives autocratiques et sur sa conception très restreinte des libertés individuelles et politiques, le Rwanda est aujourd’hui un pays en pleine expansion jouissant d’un niveau de développement partagé par la majorité des Rwandais.
Pourquoi n’y a-t-il pas de débat en France sur le génocide ?
Revenant sur le refus français d’assister aux cérémonies de commémoration du génocide à Kigali, Bruce Clarke considère cette réaction comme puérile. La France refuse d’ouvrir le débat mais « on ne peut pas tourner la page. » Il acquiesce aux mots prononcés par le Président rwandais Paul Kagamé dans son adresse à peine voilée à l’intention de la France : « les faits sont têtus ». Bruce Clarke appelle avant tout au débat et ne comprend pas qu’il n’ait jamais eu lieu en France.
Alors que le Premier ministre belge Elio Di Rupo a souligné la nécessité d’avoir le courage de reconnaître les erreurs du passé et d’en tirer toutes les leçons, alors que Ban Ki-Moon, secrétaire général de l’ONU, a dit la honte que ressentait l’organisation pour sa gestion désastreuse de la tragédie rwandaise, Bruce Clarke souligne que, non seulement, la France n’est pas disposée à ouvrir le débat mais ne montre aucune volonté de reconnaître sa responsabilité dans la tragédie. Pour le plasticien, « il est grand temps d’ouvrir les archives et de faire entrer ce génocide dans l’Histoire ».
Bruce Clarke confirme ainsi son implication. Loin d’être une posture, son engagement, dans lequel l’Afrique occupe une place centrale, est réel et il le souligne : « Je ne ferais pas cette peinture si je n’étais pas engagé comme je le suis. »
Pour aller plus loin
Le site officiel du projet : « Upright men »
La page Facebook : « Les hommes debout »
Le site de Bruce Clarke : Bruce Clarke – visual artist
Regards croisés
La fantaisie des Dieux : l’histoire du génocide rwandais vue du côté des bourreaux et des victimes