En avril 2013, la mort de plus d’un millier de personnes suite à l’effondrement d’une usine bangladaise de fabrication de vêtements destinés à des marques occidentales provoquait l’indignation de l’opinion internationale. Cette tragédie mettait en exergue la responsabilité d’entreprises multinationales régulièrement accusées de porter atteinte aux droits fondamentaux et à l’environnement, notamment dans les pays en voie de développement. Si 38 d’entre elles ont signé l’année dernière un accord dit « de prévention des incendies et de sécurité des bâtiments », il existe encore très peu de voies de recours juridiques pour les mettre face à leurs responsabilités. Un an après la catastrophe de Rana Plaza, le point sur des initiatives qui peinent encore à se faire entendre.
Chemin de crête : ne pas sacraliser, ni diaboliser
Alors que les instruments dits de Soft Law prolifèrent, et aussi encourageants soient-ils, les atteintes aux droits de l’homme liées à la mondialisation économique ne diminuent pas. Pire, les normes volontaires en matière de RSE (acronyme qui est aujourd’hui encore à géométrie variable : responsabilité sociale et environnementale, responsabilité sociale des entreprises, responsabilité sociétale des entreprises), matérialisées par un foisonnement de codes de conduite, de chartes éthiques et de labels sociaux, deviennent des instruments permettant aux entreprises de transformer en arguments de vente leurs engagements éthiques. Après le « greenwashing », c’est donc le « fairwashing » qui devient un moyen pour les entreprises non seulement de se donner une image positive, mais aussi de convaincre les acheteurs qu’ils participent à une mondialisation éthique et qu’ils exercent un geste quasi citoyen en achetant leurs produits.
La situation n’est pourtant pas aussi simple qu’il n’y paraît. Maître William Bourdon, président de Sherpa, une ONG dont l’objectif est notamment de protéger et défendre les populations victimes de crimes économiques, évoque un chemin de crête qui consiste à éviter un double piège : d’un côté, sacraliser des entreprises qui trop souvent se contentent de communiquer sur leurs engagements alors que leurs sous-traitants continuent à porter explicitement atteinte aux droits de leurs employés ; de l’autre, diaboliser des sociétés qui tentent, au contraire, de réellement assumer leur responsabilité sur les conditions dans lesquelles elles emploient, directement ou indirectement, des ouvriers.
La situation est d’autant plus complexe que les pays en voie de développement dépendent, aujourd’hui, des contrats des grands groupes occidentaux. S’il faut bien entendu accroître la pression internationale pour l’amélioration des conditions de travail des ouvriers, des mesures trop brutales risquent d’aggraver la situation de ces pays. A ce titre, l’exemple du Bangladesh est révélateur : devenu second exportateur de textile dans le monde, l’essor de ce secteur a non seulement concouru à l’émancipation des femmes bangladaises (puisque les premiers employés ont souvent été des mères célibataires, des veuves ou des femmes répudiées), mais il a aussi contribué de façon essentielle au décollage du pays. L’industrie textile a représenté l’une des opportunités dont disposait le Bangladesh pour améliorer la situation de sa population et enclencher une dynamique de développement.
Le bâton et la carotte : armes législatives et intérêts à long terme
Pour suivre cette ligne de crête, défenseurs des droits de l’homme et promoteurs de la RSE s’accordent sur une stratégie qui relève du bâton et de la carotte. D’un côté, ils cherchent à établir des liens juridiques entre les maisons mères et leurs sous-traitants en développant, contrairement à la Soft Law qui n’est pas juridiquement contraignante, un cadre législatif permettant de recourir légalement contre des entreprises ne respectant pas les droits fondamentaux de leurs employés ou de ceux de leurs sous-traitants. De l’autre, ils cherchent à convaincre les entreprises que leurs intérêts résident, à long terme, dans une mondialisation respectueuse des droits humains, qui participe à l’élaboration de sociétés équitables et assure la cohésion et la stabilité sociale des pays dans lesquels leurs sous-traitants travaillent.
Pourtant s’agissant aussi bien des menaces que des arguments en faveur d’une vision à long terme, le chemin s’avère ardu. Les moyens législatifs, qu’ils soient nationaux, européens ou internationaux, sont loin d’être acquis. Des initiatives qui relèvent tant du recours cherchant à faire jurisprudence que de démarches plus générales s’efforçant de créer un cadre législatif, peinent à trouver des solutions contraignantes obligeant les entreprises à respecter les droits fondamentaux en terme de RSE.
Reconnaître la nature publicitaire des codes de conduite
En novembre 2010, Sherpa et l’association Peuples Solidaires ont déposé une plainte contre Disney devant le Jury de déontologie publicitaire de l’Autorité de Régulation Professionnelle de la Publicité (ARPP) pour « publicité trompeuse ». L’objectif de la plainte était que l’ARPP reconnaisse la nature publicitaire des codes de conduite. Les entreprises qui les enfreignent seraient ainsi sanctionnables pour publicité mensongère. L’ARPP rejettera néanmoins la requête au motif qu’un code de conduite ne constitue pas « une publicité à caractère commercial ».
Il est pourtant évident, pour Sherpa, que les consommateurs accordent de plus en plus d’importance aux conditions sociales de fabrication des produits qu’ils achètent et que les communications éthiques de Disney – comme de bien d’autres entreprises – visent précisément à orienter le choix des consommateurs en répondant à ces nouvelles attentes.
Mais la démarche inédite qui visait Disney n’est désormais plus un cas isolé. Les associations Sherpa, Peuples Solidaires et Indecosa-CGT ont déposé, en février de cette année, une plainte auprès du Parquet de Bobigny contre Samsung « afin de faire reconnaître que les engagements éthiques de la marque constituent une publicité de nature à induire les consommateurs français en erreur sur les conditions sociales de fabrication des produits qu’elle commercialise ».
Mais faire également évoluer le cadre législatif
Si ces exemples illustrent la volonté de faire évoluer la jurisprudence, des démarches relevant d’une approche de fond visent à étendre le cadre législatif. C’est ainsi que deux députés du Parti Socialiste, Philippe Nogues et Dominique Potier, ont déposé, en novembre 2013, une proposition de loi sur le devoir de vigilance des grandes entreprises françaises vis-à-vis de leurs filiales et de leurs sous-traitants à l’étranger et œuvrent, aujourd’hui, à ce qu’elle soit rapidement inscrite à l’ordre du jour.
Désormais soutenue par les quatre groupes parlementaires de gauche à l’Assemblée nationale et par quatre organisations syndicales représentatives, il est le fruit d’un travail de plusieurs mois associant des ONG spécialisées réunies dans un Forum citoyen pour la RSE (dont Oxfam, le CCFD et Sherpa). S’il est adopté, il créerait une responsabilité civile et pénale pour les maisons mères établies en France.
La proposition de loi prévoit d’inscrire une obligation de prévention des dommages sanitaires, sociaux, environnementaux liés aux droits de l’Homme dans le Code du commerce. Si une entreprise ne peut pas justifier qu’elle a pris les mesures nécessaires de prévention, des sanctions à la fois civiles et pénales seront appliquées. Philippe Noguès, président du groupe d’étude parlementaire sur la RSE a ainsi estimé « qu’il s’agissait d’un juste milieu entre le tout incitatif (les démarches volontaires regroupées sous le terme de Soft Law) et le trop coercitif ».
La situation économique en berne ne joue pas en faveur de telles initiatives
Pourtant, dans un contexte d’austérité généralisée et d’une économie mondiale en berne, l’économie française particulièrement, de nombreuses voix s’élèvent contre toute initiative risquant de nuire à l’efficacité commerciale des entreprises. William Bourdon évoque des « forces actives » qui veulent compromettre, entre autres, le projet de loi de devoir de vigilance des grandes entreprises françaises. Il fait sans doute référence à Nicole Bricq qui, en mars, encore ministre du Commerce extérieur et chargée de relancer les exportations et de rééquilibrer la balance commerciale française, s’y opposait fermement avec le soutien de Bercy. Elle y était encouragée par Matignon et l’Élysée aussi, convaincus que, sans le soutien des entreprises, la courbe du chômage ne s’inverserait pas.
La responsabilité des entreprises s’inscrit dans une logique à long terme
Or, William Bourdon le rappelle : « la mondialisation économique et financière n’obéit plus qu’à une logique de court terme, mais à long terme, les entreprises irrespectueuses des droits humains nuisent à leur propre rentabilité ». Si la loi en discussion rend responsables les entreprises, elle a pour corollaire de les contraindre à s’investir activement dans la prévention des risques, ce qui à long terme, participe à la stabilité des pays dans lesquels elles travaillent. Car c’est bien là que l’enjeu se situe. Alors que les grands distributeurs craignent surtout les problèmes de sécurité et le manque de visibilité économique, il s’agit, pour William Bourdon, de convaincre les entreprises et les acteurs étatiques qu’ils ont intérêt à contribuer aux mesures qui garantissent la cohésion et la stabilité sociale.
Les ouvriers acceptent de moins en moins passivement leurs conditions
Les grèves et les tensions politiques en Asie du Sud-Est résonnent comme une preuve flagrante de la nécessité d’un changement urgent dans la façon dont les entreprises occidentales travaillent dans les pays où elles ont des sous-traitants et des filiales. Au Bangladesh, malgré la tragédie du Rana Plaza, les conditions de travail restent déplorables. Les promesses d’amélioration faites par les principaux donneurs d’ordre sont loin de s’être traduites dans les faits. Les élections législatives de janvier se sont soldées par des émeutes violentes. Au même moment, au Cambodge, des grèves et des tensions politiques ont exacerbé une situation déjà tendue.
Les changements viendront peut-être de la prise de conscience collective par les premiers concernés : les grèves au Cambodge, comme celles au Bangladesh, sont l’expression de la colère de milliers d’ouvriers du textile, souvent des femmes, qui prennent conscience des conditions déplorables dans lesquelles ils travaillent, et ne sont plus disposés à les accepter passivement.