Steve Tangoa, qui a occupé de hautes fonctions sous le régime du Président renversé François Bozizé, partage son analyse sur la situation en Centrafrique, notamment sur le volet des réformes économique dont il est spécialiste.
On vous situe plutôt comme étant un « pro-Bozéziste », qu’est-ce qui n’a pas fonctionné selon vous dans sa gestion du pouvoir ?
Aurais-je accepté de collaborer avec Nicolas Tiangay que vous m’auriez certainement traité de pro-seleka ! (Rire)
Non plus sérieusement, la situation du pays nous impose de nous départir de tout reflexe partisan afin de nous atteler, avec courage et lucidité, dans la voie de la résolution de cette crise. Je ne serai pas exhaustif sur les poches d’échecs du pouvoir de Bozizé mais deux d’entre-elles peuvent, sans conteste, faire l’unanimité :
Les libertés individuelles, d’une part, qui ont été sans cesse bafouées, conduisant progressivement une partie de l’opinion à un rejet du régime. Les organes gardiens de ces libertés ont plus brillé par leur impéritie que par l’observation des lois et la défense des citoyens.
La misère endémique, d’autre part, qui consacre en fait l’échec des politiques menées et là, permettez-moi d’indexer directement le Document stratégique de Réduction de la Pauvreté (DSRP). La stratégie mise en œuvre comportait beaucoup d’imperfections qui en fait, sont nées d’une approche développementaliste. A ce propos, je rappelle que l’évaluation indépendante du DSRP dit de première génération n’a jamais été rendue publique, et malgré nos analyses critiques sur son orientation, le document dit de deuxième génération a été mis en œuvre en 2011 sans résultat probant.
Les différentes politiques publiques sectorielles, élaborées parfois avec brio, ont vu leur efficience altérée par une absence d’interaction et de coordination au plus haut niveau. En guise d’exemple, je vous citerai la Réforme du Secteur de la Sécurité (RSS) qui a été élaborée sans prendre en compte les impératifs et les contraintes budgétaires et s’est soldée par un résultat mitigé.
Comment analysez-vous la situation politique et sécuritaire du pays ?
La Patrie est en danger ! Avons-nous d’autre choix que de la sauver ? Lorsqu’en 2007, l’International Crisis Group (ICG) tirait la sonnette d’alarme sur un état fantôme, peu de gens ont pris en compte leur analyse pourtant pertinente, avec des axes simples de résolution des crises et de reconstitution d’un Etat. Aujourd’hui, les défis sont énormes mais ne sont pas impossibles à relever. Les hommes politiques ont failli par leur incapacité à satisfaire les aspirations légitimes des populations à vivre le bonheur, dans la paix et la concorde. Les hommes politiques, au lieu de penser à d’improbables élections dont ils ne maitrisent ni l’agenda, ni le déroulé, doivent faire une Union Sacrée afin de sauver la Centrafrique. L’heure des discours partisans est dépassée ! Il est impératif d’unir toutes les forces patriotiques pour sauver la Nation.
Le système de sécurité de la RCA est à l’abandon depuis la fin de l’ère Bokassa. L’Etat, notamment à cause des ses démembrements dans l’arrière-pays, est déficient : la chaîne de transmission de l’information à partir de l’arrière-pays a été brisée. Des signaux simples, mais ô combien pertinents, sont apparus jusqu’à s’amonceler livrant l’arrière-pays à la merci de n’importe quel bandit armé et mobile. De la fermeture des bureaux de postes dans l’arrière-pays à la réduction des effectifs des forces de sécurité et de l’éducation nationale se sont ajoutés l’effet conjugué des politiques d’austérité du FMI des années 80 et la faible perception des enjeux géopolitiques par les dirigeants.
Comment devrait être traité le dossier des Forces Armées Centrafricaines (FACA) lorsque l’on sait qu’ils sont accusés pour une grande partie d’être des miliciens anti-balaka et lorsque l’on se rappelle ce qui s’est passé juste après la « fameuse » cérémonie officielle ?
Je vous rappelle que l’association dont j’assure la coordination (Association pour la Justice, la Vérité et la Réparation) avait condamné sans équivoque ce crime et demandé aux autorités de la transition de tout mettre en œuvre pour arrêter les auteurs et les traduire en justice. Ce genre d’individus n’a pas sa place dans les forces de défense et de sécurité car ils avaient toute latitude d’interpeller leur frère d’armes et d’utiliser d’autres moyens pour exiger que justice soit rendue. Cela les aurait « réhabilités » aux yeux de l’opinion.
L’armée, si elle a décidé de rejoindre les forces de résistance, aurait dû avoir un impact structurant sur les dites forces. Mais dans tous les cas, il est impératif de la réhabiliter et d’enclencher, en parallèle, sa restructuration car le fait de laisser libres des hommes formés aux techniques de combat dans le contexte actuel est suicidaire pour la Nation dans tous les sens du terme.
Les Forces internationales représentent près de 8000 hommes et nous savons que, véritablement, il n’y en aurait que 2000 autres plus 2000 gendarmes dans la future force onusienne, ce qui ferait un total de 12 000 hommes. Est-ce que ce nombre sera suffisant pour sécuriser tout le territoire centrafricain ?
Mais le Tchad s’est retiré ! Non ? Dans tous les cas, le passage à des forces de maintien de la paix sous mandat des Nations Unies doit apporter du sang neuf car les griefs contre les forces actuelles sont nombreux et variés. Mais une seule fait l’unanimité : leur incapacité à stabiliser la situation alors que c’est leur mandat initial. Toutefois, une bonne opérationnalisation avec des missions et objectifs clairs pourrait enclencher un début de retour à la stabilité. Je souhaite voir des armées telles que celles du Mozambique, du Kenya ou encore du Nigéria prendre part à cette mission car elles sont aguerries dans la lutte contre les dangers de même nature que celui qui guette la RCA.
Comment voyez-vous le dialogue inter-centrafricain ?
Le dialogue doit être l’étape d’un processus politique qui tarde à être enclenché. Pourquoi n’y a-t-il pas un accord de cessez-le-feu entre les belligérants ? Pourquoi n’y a-t-il pas l’ébauche d’un Protocole d’Accord Politique sur la base d’un large consensus national ? Et je rappelle que dialogue, cessez-le-feu ou protocole d’accord politique sauront promus sans préjudice du droit des victimes à obtenir justice et réparation. Il va bien falloir que la justice passe pour que la conscience collective s’approprie le fait que prendre les armes et tuer délibérément, détruire la Nation, ne saurait désormais rester impuni.
Quelle serait la meilleure vision économique de la RCA pour amorcer véritablement un développement économique une fois le retour à l’ordre constitutionnel ?
Je reviens sur le fait que, jamais, l’analyse d’impact des politiques d’austérité du FMI du milieu des années 80 n’a été effectuée. Ces politiques ont enclenché le processus de déliquescence de l’Etat par le départ de plusieurs fonctionnaires et agents de l’Etat de la fonction publique et la réduction drastique des crédits alloués. Alors qu’on s’est endetté pour payer les droits de ceux-là qui partaient, le Cameroun, par exemple, a choisi de limiter la casse, certes, en faisant, partir certains fonctionnaires, mais sur des bases prenant en compte la pérennité de l’administration ainsi que son efficience, mais surtout, en baissant de manière drastique les salaires des fonctionnaires et agents de l’Etat. Cette politique lucide a permis de maintenir l’efficience de l’administration camerounaise, sa présence sur tout le territoire et, une fois la crise passée, elle s’est remise à recruter.
Aujourd’hui, il faut arriver à créer de la richesse en RCA et le vecteur de croissance est le secteur privé, seul capable de prendre des risques et d’entreprendre afin de dénicher les opportunités énormes dans ce pays. Il faut donc, en conséquence, élaborer une politique de soutien à l’initiative privée et enclencher les réformes structurelles nécessaires au décollage économique. Parmi celles-ci, la politique fiscale de la RCA est à revoir de fond en comble. Des outils existent au niveau communautaire, entre autres le Tarif Extérieur Commun (TEC) et la Taxe Communautaire d’Intégration (TCI). Il faut en évaluer l’impact et faire les ajustements nécessaires. Ces deux outils, cités en guise d’exemple, pénalisent notre économie par leur inefficience et leur mise en œuvre mitigée. Le TEC, mis en place en juin 1993, pour consacrer l’intégration douanière et fiscale, souffre de l’inefficience des administrations des pays dits côtiers (Cameroun principalement pour ce qui concerne la RCA et aussi Gabon et Congo pour certains produits importés).
La TIC est instituée aux fins de financement du processus d’intégration régionale. Elle est affectée, entre autres, au financement du Fonds de Développement. L’inefficience de la CEMAC et l’absence de volonté politique fait qu’aucun projet intégrateur n’est financé à partir de cette recette.
La Taxe sur la Valeur Ajoutée (TVA) est un impôt adossé à la consommation. Quelles réformes mener afin d’en élargir l’assiette ? Car lorsque l’on observe bien la structure de cet impôt et surtout le mode de recouvrement, on se rend compte que nombre de biens de consommation courants échappent à sa sphère du fait du manque de règlementation, d’une absence d’organisation des opérations de commerce (le manioc et les fruits et légumes, par exemple, très consommés en RCA).
Ces exemples cités le sont pour montrer que la voie est possible pour des réformes structurantes qui permettent de mobiliser plus de ressources et sortir du cycle infernal des tensions de trésorerie. Laisser s’épanouir les entrepreneurs dans un cadre sécurisé sur le plan juridique, où la norme établie est respectée et sanctionnée en cas de manquement, rassure les investisseurs et les poussent à la prise de risque en accroissant leurs investissements. Cela crée de la croissance et une dynamique qu’il faut implémenter avec d’autres projets structurants (énergies, infrastructures numériques, aéroportuaires, routières, touristiques et j’en passe).
La crise actuelle nous offre une formidable occasion de changer notre perception, même de ce qu’est notre développement. Comment exploiter nos ressources ? Faillait-t-il s’inscrire dans une logique de rente ou alors innover ? Si oui, comment ? J’ai été sidéré par l’approche de plusieurs projets miniers. L’un d’entre eux projetait d’injecter des milliards d’euros dans la construction d’un chemin de fer pour acheminer le minerai en question vers Mombasa ou Dar Es Salam. Sans remettre en cause l’utilité d’une telle infrastructure, la priorité aurait dû être portée sur le développement des compétences locales (formation professionnelle, remise à niveau de la main d’œuvre disponible, création de centre de perfectionnement, d’écoles d’ingénieurs, etc.) afin de permettre de disposer d’une main d’œuvre qualifiée nécessaire pour la mise en valeur de la dite ressource localement.
Quel message aux lecteurs d’Opinion Internationale ?
Continuer à croire en notre pays car la paix est possible, la réconciliation est possible, la justice est possible ! Alors, la voie du pardon véritable et sincère ouvrira celle de la paix et de la prospérité.
Vous êtes un jeune Centrafricain qui, très tôt, a occupé de hautes fonctions sous le régime du Président renversé François Bozizé, parlez-nous-en ?
Effectivement, j’ai été nommé à la Primature en Janvier 2007 par le Premier Ministre Elie Dote comme secrétaire permanent du Cadre Permanent de Concertation (CPC), structure en charge de la modélisation, de la mise en œuvre et du suivi-évaluation du programme de réformes de l’environnement des affaires en RCA. Le CPC est une structure institutionnelle placée sous l’autorité du Premier ministre, chef de Gouvernement qui en assure la Présidence.
Accessoirement, j’avais la charge des relations entre l’Etat et le secteur privé, basées sur un dialogue coopératif et participatif afin de permettre une meilleure prise en compte des aspirations du secteur privé dans l’élaboration des politiques publiques. J’ai eu, dans le cadre de ces fonctions, l’opportunité d’intégrer plusieurs Comités chargés de réformes structurelles, notamment le Comité Technique de Réalisation des Infrastructures Portuaires où nous avions travaillé sur le projet de création du Port-sec au PK26, route de Boali et avions dans les tiroirs le projet de construction du port fluvial de Mongoumba. Avec une navigabilité permanente sur l’année, il devait transformer le commerce extérieur de la RCA.
J’ai également été au Comité de Réforme du sous-secteur pétrolier aval qui a mis en œuvre la libéralisation effective de l’aval pétrolier ainsi que la renationalisation du stockage par la création de la Société Centrafricaine de Stockage de Produits Pétroliers (SOCASP) et la mise en place d’un régulateur qui est l’Agence de Régulation et de Stabilisation des Prix des Produits Pétroliers (ARSP)
Enfin, dans le cadre de mes activités privées de consultant, j’ai été nommé comme membre du Comité de Pilotage de l’ Initiative pour la Transparence dans les Industries Extractives (ITIE), ainsi que membre du Conseil National du même organe qui a mené avec succès les actions nécessaires ayant conduit à l’obtention du statut de Pays Conforme aux normes de l’ITIE par la RCA en Mars 2011, couronné par un trophée du pays ayant mis en œuvre dans un délai relativement court, (3 ans) les principes de l’ITIE.
Lors de la session du Comité de Pilotage de 2012, nous avions validé le principe de l’intégration du secteur forestier dans la prise en compte des données fiscales à traiter pour les années à venir. Les réformes structurelles de l’environnement des affaires ont rencontré beaucoup de résistance de la part de l’administration du fait de la faible perception des enjeux des dites réformes. J’ai assisté à des débats ahurissants lors de certaines réunions avec les collègues de différents départements. Par exemple, en 2009, nous entreprenons avec l’appui du Groupe de la Banque Mondiale (IFC) d’engager les réformes sur les formalités de création des entreprises, avec comme base de référence, la SARL (forme juridique la plus sollicitée par les primo entreprenants). Dans l’analyse de la grille des formalités requises, j’observe qu’une carte de commerçant est exigée pour créer une entreprise. J’ai mis du temps pour faire admettre que la carte devait être exigée ultérieurement et surtout, qu’il appartient à son fournisseur (en l’espèce la Chambre de Commerce) d’administrer la preuve de sa nécessité. Après d’âpres discussions et interventions de l’expert de la Banque Mondiale, mes collègues se sont rangés sur mon point de vue. Cela m’a permis de prendre conscience de l’ampleur de la tâche car la « résistance » au changement était à tous les niveaux de décision.